Ma mère a été tuée par un homme le 15 juillet 1970. J’avais huit ans. Je vous épargnerai ici des circonstances de sa mort. D’ailleurs ne devrait-on pas toujours en être épargnés ? Ce n’est pas essentiel. C’est sûr que cela fait plus sensationnel quand je donne des détails, les gens disent « oh mon Dieu »! Mais je ne suis pas à l’aise. C’est comme si je n’avais pas à le faire, bien que cela m’assure parfois que mon interlocuteur trouve ça grave et voit davantage la grandeur du drame que j’ai pu vivre. Mais c’est rarement le cas. En fait, évoqué que c’est un meurtre suffit. Le drame est qu’une personne en tue une autre ainsi que la blessure qui en résulte chez les proches.
Pourtant, au cours de ma vie, peu de gens se sont montrés intéressés d’abord à la souffrance que j’ai pu vivre. Les questions spontanées les plus fréquentes étant : « le gars est-il encore en prison ? Tu dois lui en vouloir (sous-entendu vouloir te venger) ? » Et moi de répondre : « Bien non, il a fait huit ou dix ans et est sorti ». Cela semble suffire comme réponse et les gens concluent en disant quelque chose comme «ah c’est écoeurant ?! » Comme s’il avait été mieux que le gars passe sa vie en prison, que cela m’aurait fait du bien, guérit ma blessure.
Étrangement, j’en ai voulu à la vie, à Dieu, à la société mais pas de façon évidente ou démesurée au gars. Je le considérait comme un pauvre gars « dérangé ». Il faut dire que pour un enfant de huit ans, un tel événement est trop dur à prendre, trop gros. Un enfant est démuni pour y faire face consciemment. Par un certain mécanisme de défense j’ai mis ça un peu de côté. Mais je vivais quand même intérieurement un traumatisme profond avec toute une gamme d’émotions; peur, désespoir , tristesse, colère et honte. Par la suite, ma vie a été jalonnée de secousses issues de ce tremblement de terre. Pour tout dire, j’ai du faire un sacré cheminement pour intégrer cette expérience, pour apprendre à vivre avec cette souffrance.
Vers le début de la trentaine, j’ai songé à rencontrér le type, mais on me l’a déconseillé; il n’y avait rien à faire avec un tel individu et la démarche pouvait me faire mal. Pourtant cela faisait plein de sens pour moi. J’ai laissé ça dormir quelques années. Mais cela demeurait présent. Je me disais que ce serait bon pour moi et pour lui, que j’avais sans doute la clef de sa vie, qu’essayer de réparer la vie serait bon. Il faut réparer car quelque chose a été brisé. Il faut faire l’effort de réparer, essayer, faire ce qui est en notre pouvoir même s’ il n’est pas sûr qu’on réussisse. Quelques personnes à qui j’en parlais voyaient ça comme un geste d’une extraordinaire bonté, un peu fou, courageux. « Tu n’as pas peur ? » Peur de quoi ? Il ne peut rien y avoir de pire que ce que j’ai vécu. Aussi, je me disais que si on est capable de faire ça durant une vie, il serait « cheap » de ne pas le faire. Dans la trentaine, j’ai fait deux démarches pour savoir où était le gars.
C’est à l’âge de quarante ans que je me suis décidé à aller plus loin. Dans mon cas, ce qui avait plein d’allure était que ça mettait du concret sur un événement devenu abstrait avec le temps. C’est un geste de mon initiative, une démarche où j’ai du pouvoir. Je deviens actif à l’égard d’une situation subie. J’ai donc contacté un responsable du programme Face-à-face dont j’avais le numéro depuis quatre ans. Une rencontre a eu lieu où j’ai exprimé mes attentes et obtenu des informations. J’ai alors décidé de participer à une session de cinq rencontres avec cinq détenus et quatre autres victimes. Bien que mon but était de rencontrer le gars qui a tué ma mère, je voyais cette démarche comme une étape importante, une bonne introduction .
Ces rencontres se tenaient en prison, ce qui représentait déjà un défi pour moi qui n’y avait jamais mis les pieds. Sur les cinq détenus, trois avaient tué quelqu’un. Il était important pour moi de faire face à un détenu ayant commis un meurtre. Les jours avant, j’étais nerveux à l’idée de me retrouver là, mais j’avais hâte de vivre enfin cette rencontre. D’ailleurs, à la première rencontre j’ai dit aux gars que j’étais content d’être en leur présence : « profitez-en, ça ne doit pas être à tous les jours qu’on vous dit ça ». Dès cette rencontre, j’ai su qu’il y aurait des moments intenses et qu’il se passait déjà quelque chose. La rencontre en soi produisait quelque chose. Comme si le plus gros était maintenant fait. Juste la pause où j’ai grillé une cigarette avec deux des détenus était un grand moment. Étrangement, sans qu’on le sache, ces deux détenus étaient de ceux qui avaient tué et nous étions là à fraterniser. C’était un rapprochement spontané, simple et vrai. Je sentais que j’étais important pour eux et eux pour moi. Ce sentiment ne s’est pas démenti au cours des rencontres.
Puis vint le temps des témoignages; moments privilégiés pour parler et écouter. Derrière chacun, un être humain qui a souffert et qui voudrait réparer. J’ai été touché par les vies de ces gars là, produits de notre société. Je n’ai pas douté d’aucun témoignage, ni de la sincérité des personnes, bien que tous ne soient pas rendus à la même place sur le chemin de la vérité. J’ai parlé, partagé mon vécu et ma souffrance. Mon témoignage a touché les participants. D’ailleurs après la rencontre, une fois les détenus seuls avec l’animateur, ils lui ont confié « ouais?demain matin vous allez retrouver cinq gars pendus dans leur cellule ». Cela m’avait fait sourire…
J’ai beaucoup aimé ces rencontres, c’était vrai, approprié. Quand on a été victime d’un meurtre, il y a peu de place où on peut en parler, c’est quelque chose qu’on a pas en commun avec beaucoup de gens. Les victimes ne se réunissent pas, ils souffrent en silence. Mais là, j’avais quelque chose en commun avec ces gars; on parlait de la même tragédie même si on était d’un côté et de l’autre de la clôture. Un détenu a dit « on parle ici d’une vie humaine qui n’est plus ? à cause de moi ». En quelque sorte, on a été touché par le même événement.
C’est la démarche de pardon que je voulais faire. Cela peut sembler prétentieux que moi je pardonne. Mais je le dis en sachant bien ce que ça signifie. Pour moi, cela veut dire : « je veux te pardonner, j’essaie, j’espère que tu seras pardonné ». En sachant aussi que ce pardon accordé avec ma tête, ne garantit pas celui de mon coeur, de mon être entier. Le pardon a une dimension qui nous dépasse, intérieure. D’ailleurs, il y a quelques années, je me disais que ce n’était peut-être pas à moi de pardonner un tel geste, que c’était la job de Dieu, son domaine de juridiction. Pourtant je crois être en voie d’y arriver. Bien que pour m’assurer d’un pardon plus complet, je voudrais avoir rencontré le véritable responsable.
Je suis convaincu que la rencontre avec une personne qui nous a blessée -ou qui a commis un geste semblable- est assurément une étape importante (si possible) d’un processus de guérison. Mais avant une telle démarche il est sans doute préférable que la personne victime ait pris le temps d’intégrer l’expérience, la souffrance causée. Vouloir pardonner trop vite peut être une forme d’évitement. D’autre part, il n’est pas évident dans un cheminement de plusieurs années, quelle part de bienfait cela m’a apporté. Mais il est clair que je me suis affranchi d’une tâche que j’avais à faire. J’ai fais tout en mon pouvoir pour réparer, pour que le dernier chapitre soit écrit et tourner la page.
C’est sûr que cette démarche donne du sens et de la valeur à l’expérience que j’ai vécue, ainsi j’en fais quelque chose. Je crois qu’une telle démarche est constructive et devrait être encouragée. C’est une occasion de remettre les choses -et les personnes- à leur place; d’exprimer à qui de droit ses sentiments. Chaque personne qui commet un crime devrait recevoir « la monnaie de sa pièce », prendre conscience du mal qu’elle a fait. Si l’événement est dépersonnalisé, sorti de son contexte et pris en charge par un système de justice, cela ne permet pas aux détenus de réaliser, de connecter avec la souffrance crée chez les victimes, avec la vie blessée. D’ailleurs les crimes sont souvent commis sous l’effet de drogues ou d’alcool, ils demeurent des événements abstraits, dans les airs.
D’autre part, il n’est pas tout à fait juste de dire qu’après un certains nombre d’années en prison, les personnes ayant commis des crimes ont payé leur dette à la société. C’est illusoire : oui ils ont été punis et ont purgé leur peine en conséquence, mais il n’y a pas réparation., ni pour les victimes, ni pour la vie. La dette demeure. Certains peuples autochtones l’avaient compris; un individu qui ommettait un crime était redevable à la famille de la victime , il devait faire quelque chose pour celle-ci souvent pour plusieurs années. Dans le même sens, certains détenus veulent faire du bénévolat ou rendre service à la communauté. La réparation donne l’occasion, l’espoir à celui qui a commis un crime de refaire le bien. Qu’il serait bon d’entendre un gars dire sincèrement : « Est-ce que je pourrais faire quelque chose pour toi ? »
Trop souvent la justice prends la forme d’un système, d’une institution qui n’est pas toujours gage de justice, de justesse. La véritable justice ne passe pas par une institution. Elle se fait à l’intérieur des personnes. Face à la vie, on sait si on a été juste, si on a commis quelque chose de mal. Mais être juste est aussi voir ce qu’il y a de bon chez la personne qui a commis un crime.
C’est sûr, c’est bien beau tout ça, mais il y en a des coriaces, des durs à cuire qui ne veulent rien savoir et où se butte toute tendresse. Ces individus font le choix d’être fermés, blindés. Cette attitude est sans doute plus facile pour eux que de souffrir en conscience. Il ne faut pas nier que face à certains individus une telle démarche peut être illusoire. Mais le sachant, on peut peut-être essayer, pour soi.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer la force de l’émotion. Il faut rendre sa place à l’émotion, à celle qui n’a pas pu s’exprimer, à l’émotion vraie. L’émotion est forte, elle peut désarmer, pénétrer un individu. J’ai senti cette force agir plus d’une fois. Entre autres, je me suis déjà fâché devant un gars qui a tué; je n’ai pas eu beaucoup de mots à dire, juste un peu de vérité avec émotion. Je me sentais en autorité de lui parler ainsi.
Et si c’était par l’humanité de l’autre, de la main de la victime que lui était rendu son humanité?? Étant touché dans son affectivité, rejoint dans son humanité, c’est alors qu’il sent sa propre souffrance, celle d’ailleurs qu’il a voulu taire, fuire, tuer… et qui l’a conduit à commettre un crime.
Dernièrement, j’ai envoyé une lettre à l’agent de probation du gars qui a tué ma mère, lui demandant une rencontre. Celle-ci m’a été retournée sans même avoir été ouverte. Une note de l’agent disait que le monsieur était méfiant et ne voulait pas revenir sur des choses du passé. J’ai trouvé cela dommage… « cheap ».