Plus de policiers, l’avenue à privilégier?
Depuis la fin des années 1980, nous avons assisté à des montées d’appréhension, pour le moins cyclique à l’égard de la violence urbaine. Plusieurs vagues de revendications populaires se sont souvent fait entendre en faveur de l’accroissement des forces policières pour corriger la situation. Ce qui semble se reproduire aujourd’hui avec la résurgence des séries de meurtres par des personnes armées. Mais, il n’y a rien là de nouveau.
Au cours des années 1980-90 les membres du groupe de motards criminalisés les Hells Angels, en pleine croissance, taillaient leur place dans l’espace criminel montréalais. Les meurtres, tout aussi sordides les uns que les autres, faisaient régulièrement les manchettes des journaux. Puis une guerre intestine entre les divers groupes de motards et la mafia émergea au début des années 1990; une véritable guerre qui a généré 165 meurtres, 178 tentatives de meurtres et une vingtaine de disparitions pour lesquelles les corps n’ont jamais été retrouvés. Au cours des années 2000, après des vagues d’arrestations et la criminalité ayant horreur du vide, ce sont les gangs de rues qui émergent. De nouveaux groupes criminalisés ont occupé l’espace abandonné suite aux offensives policières sur les gangs de motards.
Et chaque vague de violences armées a déclenché, tout comme aujourd’hui, des esclandres pour plus de police, plus de répression et de peines plus sévères.
Informations au cœur de l’intervention
La violence armée s’alimente souvent dans une certaine misère. Les groupes criminalisés, surtout les gangs de rues, vont souvent recruter leurs nouveaux membres dans des quartiers où la vie pour la majorité de jeunes frôle le désespoir. Ils vont généralement cibler des jeunes prêts à tenter le tout pour le tout pour améliorer leur sort. Des jeunes de milieux pourtant généralement faciles à identifier, à étudier et à suivre lorsque les ressources sont adéquates.
Depuis plusieurs décennies, nous soutenons que l’amélioration des conditions de vie de ces milieux et de leurs jeunes est la clé pour suffoquer la criminalité. Avec un travail de détection rapide des jeunes à risque ces voies représentent la contribution le plus significative au contrôle des crimes violents. Il est certain que la détérioration rapide des conditions de vie actuelle intensifie l’action des groupes criminalisés. L’accès au logement, l’explosion du coût de la vie et la déstabilisation des systèmes d’éducation et de santé sont des facteurs importants ayant pour effet de stimuler la criminalité. Le maintien d’un solide filet social est un incontournable.
La crise pandémique en a rajouté, affectant les perspectives de vie pour de nombreuses personnes. Inscrire l’action dans la durée, c’est d’une part travailler à transformer les conditions qui facilitent l’ancrage de groupes criminels dans les communautés et assurer qu’un processus est en cours pour contrôler la circulation des armes à feu. Tirer sur une personne est un geste qui, le pluspart du temps est irréversible. Plusieurs jeunes le réalise beaucoup trop tard.
Mais à chaque montée des violences, le regard est instantanément tourné vers la police. Qu’en est-il justement des forces policières et de leurs effectifs? Les réactions des uns et des autres nous laissent presque toujours avec l’impression que les forces policières sont démunies en termes d’effectifs. Ce qui serait l’incontournable nœud du problème à résoudre pour la sécurité publique.
Défaut d’effectifs ou mésaffectation ?
Exiger plus de ressources humaines et financières dans les services policiers semble être la réponse instinctive pour faire cesser les meurtres. Une conclusion bien simpliste quand on examine à fond la question.
Quiconque circule régulièrement en voiture dans les dédales de la circulation montréalaise peut bien se demander ce que font tous ces agents à chaque coin de rue. Comment se fait-il que l’utilisation de cadets à la circulation, ou de services de sécurité beaucoup plus économiques soit considérablement limitée. Comment peut-on faire abstraction du fait que ce soit des milliers de policiers expérimentés qui aient à exécuter une telle tâche? Des policiers qui offrent des ateliers sur les drogues, la cyber intimidation, la criminalité et d’autre thèmes dans les écoles et en milieu communautaire ne jouent-ils pas un rôle qui convient mieux à des intervenant des organismes communautaires ? Les policiers sont actifs dans les problématiques liées à l’itinérance, aux conflits mineurs comme ceux entre voisins au sujet des clôtures et de chiens qui aboient. Ne devraient-ils pas laisser ce champ à des services de médiation communautaire. Ne sommes-nous pas face à de plus qu’évident problèmes d’affectation?
Il est peut-être mieux de parler de ressources mal affectées plutôt que d’insuffisance d’effectifs de policiers? Et si on demandait simplement aux policiers de jouer leur rôle, celui de contrer le crime et les criminels au lieu de se substituer aux mécanismes de gestion des situations conflictuelles de la société civile.
Pour une meilleure répartition des ressources
Un bon nombre d’études indiquent que les événements criminels, surtout les meurtres répondent à certaines conditions du principe de Pareto, un principe dont s’inspirent beaucoup les sciences de gestion et les sciences économiques.
Selon ce principe, une grande partie des effets, la très grande majorité des victimes et des morts, sont le fait d’une toute petite partie de la population du milieu d’où proviennent les criminels en question. Dans les années 1990, dans l’« Operation Ceasefire », un programme américain de lutte contre les crimes violents des gangs de rue, des constats importants ont été faits. Au niveau des villes américaines impliquées dans le programme, des groupes représentant moins de 0,5 % de la population seront liés aux données recueillies sur les lieux des crimes, soit en tant qu’agresseurs, victimes ou les deux. De plus ces personnes sont associées au plus grand nombre d’homicides dans la ville : entre la moitié et parfois les trois quarts. En ce qui concerne la criminalité des gangs organisés ce constat est probablement une sous-estimation. Seuls les incidents prouvés à l’aide de données recueillies précisément associées à des gangs de rue sont comptabilisés dans l’exercice. Une partie substantielle de ceux dont les liens ne sont pas connus seront également liés à ces mêmes groupes, sans être comptabilisés comme tel dans les données.
Dans la ville de Boston, par exemple, qui comptait au milieu des années 1990 une population d’environ 560 000 personnes, environ 1 500 individus ont été identifiés comme composant 61 groupes criminalisés distincts. Ce sont en fait ces 0,3 % de la population qui était responsable de 60 % des homicides de la ville. De même, à Cincinnati en 1997, qui comptait environ 335 000 habitants, ce sont moins de 0,3% de la population qui ont été identifiées comme étant liées aux groupes criminalisés et étaient responsables de 75% des homicides de la ville. Ces données sont particulièrement intéressantes, car elles donnent d’importants indicateurs sur les actions à prendre. Les enjeux de ces situations dramatiques sont tout de même assez simples à cerner.
Ce qui est intéressant dans ces programmes c’est qu’on ne parle que peu, ou pas d’accroissement important dans les effectifs policiers. On parle essentiellement de réallocation de ressources. Un plus grand soutien dans la compilation et dans le traitement des informations issues des enquêtes policières, combiné à un partage efficace avec des aviseurs légaux et des spécialistes en recherche. Ceci afin que des analystes, des juristes et des criminologues puissent rapidement faire les recoupements entre les crimes et la provenance des individus qui y sont liés. Toute une gamme de mesures de gestion des informations doivent être mise en opération dans le cadre de ces programmes.
- La constitution d’un groupe de travail multi-et inter-agences composé en grande partie de praticiens de la justice pénale de divers niveau hiérarchique ;
- Le raffinement des techniques de recherche qualitatives et quantitatives appliquées, et une accélération dans la compilation des données d’enquêtes ;
- La création de mécanismes d’évaluation de la nature et des dynamiques de la violence chez les jeunes sur le territoire donné;
- L’adaptation rapide de l’intervention policière ciblées en fonction des informations terrain recueillies et traitées;
- Une fois la mise en œuvre des interventions, on doit poursuivre le ciblage des zones et personnes tout au long du programme;
- Évaluer sur une base continue l’impact des interventions.
En fait l’essentiel du travail à accomplir se situe au niveau de l’accélération de la collecte, de la précision dans les rapports et compte rendus et de l’analyse éclairée des données sur les événements violents. Une des problématiques est souvent l’aversion des policiers eux même, parfois même l’incompétence à produire des rapport rapides, précis et concis. Cette faille peut souvent être compensée par une assistance cléricale et légale mieux formée.
Nombreuses par la suite furent aux États-Unis les initiatives de prévention des crimes violents basées sur une approche de traitement précis, systématique et efficace de l’information. Les études sur l’Opération de Ceasefire de Boston ont révélé une réduction de 63 % des homicides chez les jeunes. Depuis lors, Operation Ceasefire a évolué pour devenir le National Network for Safe Communities, qui a créé le programme Group Violence Intervention (GVI). Le programme a été déployé dans des dizaines de villes – de Los Angeles à Providence, de Chicago à Nashville – depuis près de 20 ans. Un examen systématique de Campbell Collaboration en 2011 sur les stratégies et d’autres qui leur sont liées a conclu qu’il existe désormais de « solides preuves empiriques » de leur efficacité en matière de prévention du crime; on parle de réduction de la violence armée variant entre 30 et 60 % selon le milieu. L’opération Peacekeeper de Stockton a produit une réduction globale de 42 % des homicides par arme à feu dans la ville. L’extension de Chicago de l’initiative nationale Project Safe Neighborhoods a montré une réduction de 37 % des homicides, tandis que les efforts de Lowell, Massachusetts, Project Safe Neighborhoods ont produit une réduction de 44 % des agressions par arme à feu. Une réduction de 34 % des homicides a été en-registrée à Indianapolis après le lancement de l’Indianapolis Violence Reduction Partnership. L’Initiative de Cincinnati pour réduire la violence (CIRV) a montré une réduction de 41 % des homicides liés à des membres de groupes de rue.
Prétendre que la clé de la prévention des crimes armés violents repose essentiellement sur l’accroîssement des effectifs policier relève plus de la pensée magique que d’une compréhension de ces phénomènes. Ce genre de raccourci sert bien les intérêts corporatistes des instances policières, mais n’est certainement pas la voie qui offre le plus de chances de succès.