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Une alternative à l’approche militaire ?

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Écrit par Dominique Boisvert

L’auteur est un pacifiste qui pratique l’objection de conscience fiscale depuis plus de vingt ans. Il est activement impliqué au Centre et dans les organismes Conscience Canada et Nos impôts pour la paix. La réflexion qui suit sur les Forces armées canadiennes est extraite d’une lettre qu’il a fait parvenir au Lieutenant-Général Roméo Dallaire. Ce dernier est l’auteur du volume J’ai serré la main du diable où il raconte son expérience au Rwanda.

Monsieur le Lieutenant-général Dallaire,

Je suis un pacifiste qui, depuis une vingtaine d’année, tente de pratiquer l’objection de conscience fiscale, c’est-à-dire le refus de payer, par mes impôts, à des fins de guerre, de violence et de mort. Je n’en tire ni gloire ni avantage : au contraire, le gouvernement fédéral me force pour cette raison à payer davantage, pénalités et intérêts compris. Mais je ne vous écris pas pour vous parler de moi, mais bien de votre livre, J’ai serré la main du diable .

D’abord pour vous dire MERCI. Merci pour la simplicité et l’honnêteté du récit. Merci pour le courage de la vérité. Merci de nous faire découvrir la réalité quotidienne de ces missions de paix qu’on n’entrevoit que de loin au Téléjournal. Et merci surtout pour le peuple rwandais, Hutus, Tutsis et Twas confondus, ceux et celles qui sont morts comme ceux et celles qui ont survécu. Et j’oserais même y ajouter ceux et celles qui ont participé, de près ou de loin, à cet horrible génocide et qui sont nos frères et soeurs dans cette « faillite de l’humanité » que vous nous invitez à regarder bien en face.

Dix ans ont passé déjà. Et comme vous nous le rappelez, ces massacres, commencés d’abord à Kigali et qui ont ensuite produit environ 800,000 morts en une centaine de jours, sont loin de n’être qu’un très mauvais souvenir : depuis l’exode rwandais de 1994, la guerre régionale qui en a découlé et qui perdure encore a fait 4 millions de morts supplémentaires au Congo et dans la région des Grands Lacs (p.637). Comment honore-t-on un tel anniversaire ? Combien de minutes, d’heures, d’années de silence pourraient-elles constituer un tribut adéquat pour chacun de ces êtres humains arrachés à la vie et à leur dignité ? Mais ce n’est certainement pas à vous que je dois rappeler ce devoir de mémoire, vous qui êtes hanté pour la vie dans votre chair et votre esprit, « en notre nom à tous » aurais-je le goût de croire. Vous portez sur vos épaules, de manière terrible et
exemplaire, notre responsabilité collective face à ces horreurs de la guerre qui continue?

C’est pour cela, mon lieutenant-général, que j’ai voulu vous écrire : pour que nous cherchions (et qu’un jour nous trouvions) ensemble les réponses à ces terribles questions que pose votre livre.

Les missions de paix de l’ONU

Vous permettrez que ma lettre soit un peu décousue : il ne s’agit pas d’une thèse mais de quelques réflexions parmi les très nombreuses suscitées par ma lecture attentive de votre « descente aux enfers ».

D’abord sur la nature profondément modifiée des opérations de paix des Nations Unies : nous ne sommes plus au temps des Casques bleus qui surveillaient une paix déjà négociée entre les belligérants ; de plus en plus, nous assistons à des missions d’imposition de la paix dans des situations encore conflictuelles ou parfois même complètement anarchiques. Et l’ONU, qui devait à l’origine devenir le seul « arbitre » de la paix internationale et se doter d’un commandement militaire international autonome, est de plus en plus instrumentalisée ou même marginalisée par les grandes puissances qui lui préfèrent souvent d’autres forums multilatéraux plus dépendants comme l’OTAN ou des « coalitions de volontaires ».

Comment espérer une mission de paix efficace et rapide, au Rwanda ou ailleurs, quand on doit l’organiser à partir d’une véritable « Tour de Babel » où les pays participants ne parlent pas la même langue, n’entraînent pas leurs militaires de la même manière, sont loin d’avoir les mêmes capacités financières et logistiques – sans compter les mêmes intérêts économico-politiques ? Comment construire l’outil de paix nécessaire pour répondre à des situations aussi différentes que celles de la Bosnie, de la Somalie ou du Cambodge dans les années 90, ou celle d’Haïti aujourd’hui ? Ayant eu le privilège de travailler pendant six mois pour les Nations unies, en 1993, tant en Haïti qu’au Secrétariat de New York, je peux témoigner que votre description des situations souvent ubuesques des missions sur le terrain (manque de moyens de base, application bureaucratique des règles par des fonctionnaires internationaux, débrouillardise personnelle indispensable pour répondre aux besoins, etc.) tout comme des rapports entre celles-ci et les décideurs de New York (les innombrables « barrages » que doivent
franchir les informations du terrain avant de parvenir, de façon bien partielle ou retravaillée, entre les mains du Conseil de sécurité) est tout à fait conforme à la réalité.

Surtout que n’importe quelle mission de paix, particulièrement quand elles sont onusiennes, dépend entièrement de la volonté (et des intérêts) politique des divers États, à commencer bien sûr par les plus
puissants : à l’ONU, personne ne peut rien décider sans recueillir d’abord patiemment, et souvent au prix d’innombrables compromis, les appuis politiques, économiques et matériels indispensables pour obtenir le moindre soldat, le moindre avion de transport ou même la moindre ration alimentaire !!! Avec presque toujours d’inévitables délais logistiques considérables entre la décision et la réalisation concrète là où les besoins étaient depuis longtemps urgents ! Votre livre en donne tant d’exemples éloquents !

Je veux cependant être clair : malgré ses limites évidentes, l’ONU demeure le seul forum universel que nous ayons et le chemin obligé, certes dans une forme améliorée, de toute convivance mondiale acceptable pour l’avenir. Avec tous les défis, les handicaps et le peu de moyens autonomes que l’Organisation doit assumer, le travail accompli par l’ONU est déjà souvent remarquable. Mais on doit faire mieux. Beaucoup mieux. Votre amère expérience rwandaise en témoigne mieux que tout. Comment ?

Une alternative à l’approche militaire ?

Est-il prétentieux de ma part de proposer la nécessité et l’urgence d’une nouvelle approche de ces questions permanentes ?

J’ai le plus grand respect et une réelle admiration pour les hommes et les femmes de mon pays qui servent dans les Forces canadiennes ou dans les diverses missions de paix à travers le monde. Certes, il y en a des meilleurs et des pires, comme dans tous les milieux. On s’indigne à bon droit des pires (assassinat en Somalie, « initiatiations dégradantes », etc.) ; on devrait également remercier les meilleurs (dévouement en Bosnie ou au Rwanda, assistance dans les désastres naturels, etc.). Les militaires canadiens ne sont pas le problème : c’est l’institution militaire elle-même, telle qu’elle s’est le plus souvent développée dans l’Histoire, qui fait problème et qui doit être dépassée.

Pour faire face aux énormes défis d’une mission comme la vôtre au Rwanda, nous avons absolument besoin, comme pays et comme humanité, de corps disponibles solidement organisés, équipés et disciplinés. Or jusqu’à présent, le principal exemple de tels corps a été, partout dans le monde, l’armée et l’institution militaire. Et l’armée, malgré des justifications défensives et de paix, a toujours été, dans sa nature même, une institution de violence et de guerre. Et l’Histoire montre éloquemment combien la violence a toujours nourri la violence et comment la guerre n’a jamais réussi à apporter une paix véritable ou durable.

Est-il possible d’imaginer ces nécessaires « corps disponibles, organisés, équipés et disciplinés » autrement que comme nos armées traditionnelles ? Et si oui, en quoi cela aurait-il des conséquences différentes et si possible meilleures ?

Il en existe déjà quelques exemples, souvent fort limités et imparfaits, mais qui pointent déjà dans des directions intéressantes. D’abord les divers corps policiers, de gendarmeries ou de gardes nationales qui, tout en s’inspirant fortement du modèle militaire, ont néanmoins des objectifs et des moyens d’action assez différents. D’ailleurs, même dans les rares pays où on a déjà aboli ou renoncé à l’armée (comme au Costa Rica), il existe toujours une force organisée chargée de faire respecter l’ordre et de maintenir la paix sociale. Le pacifisme n’est pas synonyme d’irréalisme ou de chaos !

Il existe aussi plusieurs expériences prometteuses, parfois conjoncturelles et parfois plus durables, d’alternatives à l’approche militaire : de nombreux mouvements non-violents qui, plusieurs fois au cours du seul XXe siècle, ont manifesté leur efficacité remarquable compte tenu du peu de préparation, d’organisation et même de réflexion théorique de la plupart de ces mouvements (évidemment Gandhi en Inde et Martin Luther King pour les noirs américains, mais aussi le Danemark ou la Norvège face aux Nazis, les renversements de dictatures aux Philippines, en Afrique du Sud et dans de nombreux pays d’Europe del’Est, etc.) ; mais aussi diverses tentatives d’organisations civiles de maintien de la paix, de protection des droits humains, de résolution de conflits, etc. (les Brigades de paix internationales, les multiples « équipes de paix » organisées autour d’un même engagement religieux ou autour d’un pays donné, les projets de « corps civils de paix » nationaux ou internationaux, celui des « casques blancs » de l’ONU, celui des « Forces internationales de paix non-violentes » créées à New Delhi en décembre 2002, etc.).

Vous me direz, avec raison, que nous sommes encore bien loin de la force organisée indispensable pour faire face à une situation comme celle du Rwanda. Mais si nous voulons un jour pouvoir disposer d’une telle force différente, nous devons dès maintenant travailler à la créer et pour cela, décider d’y consacrer les ressources nécessaires et prioritaires.

Revoir nos postulats

J’ai longtemps cru que dire « non à la guerre » et « pour un pays sans armée » était clair et suffisant. J’ai graduellement changé d’idée, et votre livre a achevé de me convaincre. Certes, il faut continuer de redire, haut et fort : « Non à la guerre ! Non à toute guerre ! » Mais ce n’est que le premier pas, indispensable pour pouvoir faire ensuite les suivants. Non à la guerre, mais oui à quoi ? Et comment ?

On peut tous s’entendre rapidement sur des « voeux pieux » comme notre opposition à la violence et notre désir de paix. L’immense majorité des militaires, partout dans le monde, y souscrirait également volontiers. Mais les voeux pieux ne font jamais les bonnes politiques et l’utopie, certes importante comme boussole, ne peut s’incarner qu’à travers des choix contingents et concrets. Si on veut la paix, il va falloir la construire, patiemment et parfois durement. Et donc se donner les moyens concrets pour y arriver.

Et c’est là que j’ai découvert, en lisant votre livre, que nous étions sans doute beaucoup moins éloignés l’un de l’autre que je ne l’avais d’abord cru : pacifiste et lieutenant-général, nous voulions tous les deux servir la paix et la justice pour nous et nos semblables, ici comme partout dans le monde. Et pour y arriver, nous étions prêts à en « payer le prix » : le prix en dévouement, en disponibilité, en argent et en santé – jusqu’au risque d’y laisser sa vie même.

Il nous faut tous revoir nos postulats traditionnels. Vous, dans l’institution militaire, qui avez cru et fait croire que l’armée était le principal, le meilleur ou même le seul moyen de défendre la sécurité et la paix. Et nous, du mouvement pour la paix, qui avons cru que la paix pourrait se construire sans « coût » et sans autres efforts que les manifestations ou les pétitions de bonne volonté. Si nous voulons vraiment la paix, il est indispensable et urgent que nous nous entendions sur une même chose : la paix a un prix. Sommes-nous prêts à le payer ?

Quand on regarde bien, et de façon non idéologique, la réalité concrète des Forces armées canadiennes des vingt dernières années, l’immense majorité des opérations peuvent être qualifiées globalement d’opérations de paix : missions des Nations unies, certes, mais également l’appui aux populations civiles en cas de dangers ou catastrophes, et même un certain nombre de missions non onusiennes à l’étranger. On peut certes critiquer bien des choix (et je ne m’en suis jamais privé), mais on ne peut pas affirmer, me semble-t-il, que l’armée canadienne a joué un rôle principalement offensif ou guerrier.

Et ne jouons pas sur les mots : si nous voulons un « corps disponible, organisé, équipé et discipliné » au service de la paix, une partie non négligeable de la formation et de l’encadrement militaires actuels sera également nécessaire pour nos « équipes ou corps civils de paix ». Des centaines ou des milliers d’hommes et de femmes prêts à servir la paix ne tomberont pas du ciel ! Volontaires ou professionnels, il va leur falloir des connaissances, une « chaîne de commandement – ou de responsabilité » (n’en déplaise à nos amis anarchistes), des véhicules blindés ou non, des systèmes de communication radio, des équipes médicales ou de génie, etc. Les équipes de paix préfèrent certes le dictionnaire à l’AK-47 pour tenter de résoudre les conflits ; mais elles ne carburent pas d’abord et seulement aux « bons sentiments ».

La différence entre votre armée de paix et mon corps civil de paix? Beaucoup plus une question d’approche et de perspective, particulièrement sur le rôle et les conséquences de la violence dans la résolution des conflits. Mais ça fait toute la différence ! De la formation (dont les militaires reconnaissent de plus en plus qu’elle doit changer pour s’adapter aux besoins nouveaux) à l’équipement, en passant par la réflexion théorique sur les fondements de la sécurité humaine, nationale et planétaire.

Si nous avons assisté à « la faillite de l’humanité » au Rwanda, pouvons-nous au moins tenter de la transformer en accouchement, certes fort douloureux, d’une nouvelle humanité ? Sommes-nous condamnés pour toujours à rester « frères d’armes » (expression dont j’ai découvert la profondeur et la richesse en vous lisant) ou pourrons-nous devenir peu à peu « frères d’âmes » ? J’ai le goût de terminer cette lettre comme vous terminez votre livre : « Peux ce que veux. Allons-y. »