Une lutte non-violente émerge pratiquement toujours d’un sentiment d’indignation précipitée par des événements dramatiques. Le peuple Tunisien, et surtout ses jeunes ont été frappés par le geste dramatique d’auto-immolation du jeune de Sidi-Bouzid. La jeunesse tunisienne s’est immédiatement identifiée au geste désespéré de ce marchand ambulant éduqué.
« Parties de la ville de Sidi Bouzid, d’où le nom original de « révolte de Sidi Bouzid » ou de l’« intifada de Sidi Bouzid », ces manifestations sont menées en protestation contre le chômage qui touche une forte proportion de la jeunesse, et plus particulièrement les jeunes diplômés, la corruption et la répression policière. Elles débutent en décembre 2010 après l’immolation par le feu d’un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes à Sidi Bouzid, Mohamed Bouazizi, dont la marchandise avait été confisquée par les autorités. »
Comme c’est souvent le cas, le début de la lutte a généré des victimes et des confrontations violentes. Plusieurs journées de confrontation se sont passées avant que des masses se soulèvent et se joignent à l’indignation. Cette période de soulèvement est souvent le moment où les manifestants réalisent la futilité du recours à la violence contre des forces de l’ordre équipés et rompues à ce genre de confrontation. C’est aussi le moment ou les dirigeants réalisent l’effet dévastateur de la répression violente et de la création de martyres populaire. Cette réalité est d’autant plus déstabilisante lorsque les gens s’associent en masse à la cause défendue par les manifestants et que les manifestations attirent de plus en plus de citoyens qui n’ont plus rien à perdre.
« Le 24 décembre 2010, la révolte se propage dans le centre-du pays, notamment à Menzel Bouzaiane, où Mohamed Ammari est tué par balle dans la poitrine par la police. D’autres manifestants sont également blessés, y compris Chawki Belhoussine El Hadri, qui meurt le 30 décembre. La police affirme avoir tiré en état de légitime défense. Un quasi couvre-feu est ensuite imposé sur la ville par la police. »
La révolte parfois violente, se transforme graduellement en lutte non-violente. Une lutte qui devient une force politique redoutable comme a pu le constater le dictateur Ben-Ali. La population tunisienne a effectuée, une démonstration de pouvoir, basée sur la mise en application de techniques d’action qui excluaient la violence physique et psychologique. De toute façon, les moyens de la violence n’étaient pas du côté du peuple.
« À l’appel de militants syndicaux, la révolte atteint la capitale Tunis le 27 décembre, avec environ mille citoyens exprimant leur solidarité avec Bouazizi et les manifestants de Sidi Bouzid. Le lendemain, l’Union générale tunisienne du travail tente d’organiser un sit-in à Gafsa mais la police l’en empêche. Dans le même temps, environ trois cents avocats se réunissent devant le Premier ministère à Tunis. »
On a trop longtemps associé la non-violence à la lâcheté ou à la passivité. Choisir la non-violence c’est tout le contraire de choisir passivité, la résignation ou la soumission face à l’injustice; comme l’a éloquemment démontrée cette population indignée. Elle a su faire le choix de lutter par une foule d’autres moyens (occupation, désobéissance, mobilisation, réaction de résistance à la répression, revendications précises, utilisation des technologies numériques de communication) que la contre violence pour faire cesser l’injustice dont elle était victime depuis des décennies.
Les manifestants ont rapidement constatée que la riposte par la violence à la violence, une réaction qui semble naturelle, impulsive, proche du réflexe ne fonctionnait pas. Cette violence mène à des situations incontrôlées qui nourrissent la peur, et dans de nombreux cas déclenche une escalade de moyens violents. Le choix de la non-violence a permis au peuple de sortir de cet engrenage de la violence. En optant pour la voie de la lutte non-violente, les manifestants se sont vus informellement forcés de comprendre la dynamique de la violence afin de choisir les meilleurs moyens pour neutraliser cette violence. La non-violence n’est certainement pas la voie la plus facile, elle demande un effort de contrôle, des connaissances et un sens du respect pour les personnes. C’est la voie que le peuple tunisien a choisi pour changer les choses.
« Les mouvements sociaux se poursuivent le 31 décembre 2010 alors que les avocats à Tunis continuent de se mobiliser à l’appel de l’Ordre national des avocats de Tunisie. Mokhtar Trifi, président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, déclare que des avocats ont été « sauvagement battus ». À la fin décembre, pour Brian Whitaker, journaliste au quotidien The Guardian, les manifestations sont suffisantes pour mettre un terme à la présidence de Zine el-Abidine Ben Ali, la situation ressemblant selon lui à celle de la fin du régime de Nicolae Ceauşescu en Roumanie en 1989. Pour Al Jazeera, ce « soulèvement » est la conséquence « d’une combinaison mortelle de pauvreté, de chômage et de répression politique : trois caractéristiques de la plupart des sociétés arabes ».
Comme le soulignait Gandhi :
« Ma non-violence n’admet pas qu’on fuit le danger en laissant les siens sans protection. Je ne peux que préférer la violence à l’attitude de celui qui s’enfuit par lâcheté. Il est tout aussi impossible de prêcher la non-violence à un lâche que de faire admirer un beau spectacle à un aveugle. La non-violence est le summum du courage. J’ai pu me rendre compte qu’il n’y a rien de difficile à démontrer la supériorité de la non-violence à ceux qui se sont aguerris par l’école de la violence. Aussi longtemps que je suis resté un lâche, j’entretenais en moi un foyer de violence. Lorsque après un certain nombre d’années, je rejetai toute lâcheté, je pus entrevoir la valeur de la non-violence. »[1]
Le conflit était devenu un événement normal dans la vie de tous les jours des jeunes tunisiens. Le déséquilibre au niveau du pouvoir et des avoirs était évident pour tous. Le pouvoir s’imaginait immuables et était déconnecté du quotidien du peuple. A la racine du conflit, il y a toujours les différences de valeurs, de vision, de perception ou de condition. La différence entre la réalité du pouvoir et la réalité du peuple était devenue intolérable pour une grande majorité. Cette différence remettait en cause les valeurs, les aspirations et même, dans le cas du népotisme du régime la propriété des biens durement acquis par les travailleurs. Il aurait été naïf de croire que dans de telles circonstances le dialogue, la négociation, le compromis, la bonne foi et la diplomatie auraient pu, à eux seuls régler le conflit. Chacun défendait son espace. Les détenteurs du pouvoir se protégeaient du peuple par l’oppression. Le peuple avait développe son mode bien à lui pour contourner les lois et les modes de contrôle instaurées par le dictateur. Le changement ne pouvait advenir qu’en appliquant des moyens de pression. Le peuple à la rue s’est créé un contre-pouvoir et l’a appliqué jusqu’à ce que l’un des protagonistes cède. C’est le régime Ben-Ali qui a cédé devant les demandes du peuple.
« L’indignation suscitée par le suicide du 17 décembre se mue en révolte principalement parce que les manifestants partagent les motifs de Mohamed Bouazizi — cherté de la vie, frustration des chômeurs et en particulier des diplômés, mépris des autorités et dureté de la police — au point que le geste de Mohamed Bouazizi est imité par deux autres jeunes.
« L’explosion de colère a pour cadre de profondes inégalités et disparités régionales de développement qui nourrissent un sentiment d’injustice et d’humiliation qu’éprouve le sous-prolétariat des régions de l’intérieur du pays, discriminé sur le plan économique, social et politique. Au-delà de ces facteurs régionaux et sociaux, il faut ajouter un facteur générationnel : le sentiment d’étouffement qu’éprouve la jeunesse, « proportionnel à son désir de détruire ce qui entrave sa liberté d’être et d’avoir ». Le sentiment d’injustice de la jeunesse joue d’autant plus qu’elle est nombreuse : 42 % des Tunisiens ont moins de 25 ans. »
Encore une fois on a constaté que l’option de la lutte politique non-violente n’est pas une forme de soumission. C’est choisir de prendre une vaste panoplie d’autres moyens que les armes pour lutter, des moyens qui rendent la lutte accessible à tous. On a pu voir femmes et enfants participer activement au soulèvement populaire. C’est souvent la voie idéale pour développer une capacité de résistance massive chez les populations victimes de l’injustice. La lutte sur le terrain constitue une force de contrainte directe sur les opposants et le profond respect de la vie lié à la lutte non-violente devient une pression psychologique importante dans le conflit.
« Le refus de coopérer est un moyen de force. En fait, la force que l’on peut ainsi déployer est assez grande pour que l’on s’empresse d’accuser de violence ceux qui en font usage. (…) nous pouvons exercer une pression plus grande sur l’adversaire envers qui nous manifestons une attitude plus humaine. C’est justement la sollicitude que nous manifestons envers cette personne, liée à une interférence continue contre ses actions injustes, qui nous donne un très grand contrôle sur le combat. Nous portons sur lui deux pressions, celle de notre rébellion et celle de notre respect pour sa vie, et la combinaison de ces deux pressions est très efficace. »[2]
Le respect de la personne, au coeur de la lutte non-violente.
Nous avons tous vu les jeunes de Tunis dialoguer avec les forces de l’ordre, certain grimpant sur les tanks de l’armée pour convaincre les militaires de laisser le peuple s’exprimer. Les agents d’un régime oppresseur sont aussi des humains. Le peuple a bien démontré que respecter l’adversaire au cours d’une lutte non-violente n’implique en rien le respect de ses actions. La personne est respectée en tant que personne humaine qui a tout autant que nous le droit à la vie et à commettre des erreurs. La révolte est contre le système que ces personnes représentent. Le respect de la personne humaine peut être présent dans les actes de subversion les plus efficaces. Ces actes peuvent détruire des composantes essentielles du système dont ces personnes prennent la défense ou dont elles sont l’instrument. Les manifestants ont atteint leur but ultime, celui de réduire à l’impuissance les dirigeants politiques. Le dictateur avait beau vouloir s’imposer, on a réussi à le renverser en ayant à peine touché à un cheveu de ses agents dans la phase finale du changement de pouvoir.
On a clairement vu au début des soulèvements dans les régions rurales de Tunisie, le recours à la violence motivé par la peur. Les peuples des régions craignant que s’abatte sur eux le rouleau compresseur de la violence du régime. Ce recours au moyens de résistance violents a eu tendance à aider les oppresseurs à justifier leurs actions « si ce n’est pas nous qui les attaquons, ils nous attaqueront ». Le recours à la force est motivé par la peur des foules perçues comme agressives. On a entendu à maintes reprises les autorités traiter les soulèvements d’actes « de vandalisme criminels ». Le recours à la violence par les citoyens a, en bout de ligne, l’effet de confirmer les idées préconçues du régime. On remarque que dans les luttes, la violence légitimise les raisonnements d’auto-défense de l’oppresseur, tandis que la soumission confirmera les sentiments de mépris des bourreaux. La confrontation sans armes et sans agressivité, elle, révèle le courage et la noblesse de la cause populaire.
Les formes de raisonnement de style « légitime défense », sont la forme de justification la plus courante pour l’utilisation de la violence, on a pu constater qu’elle ne fonctionne plus lorsque les agents du pouvoir illégitime font face à une foule désarmée et déterminée.
C’est une erreur monumentale que de croire que la seule façon d’anéantir un système politique indésirable est d’utiliser la violence des armes contre les personnes qui le défendent. Un système politique comme c’était le cas du régime Ben-Ali, n’est jamais un bloc homogène; c’est un ensemble d’individus, structuré de façon à pouvoir remplir des tâches précises. De l’extérieur on pouvait clairement identifier trois ensembles de personnes y sont toujours présentes:
– Une minorité qui exerce le pouvoir politique et économique et qui en définis les règles. Les proches du dictateur et leur famille qui voyaient à leurs intérêts au détriment de la population.
– Les agents du pouvoir: (juges, avocats et certains fonctionnaires) qui formulent les règles d’application du pouvoir, et les forces de l’ordre (militaires, policiers, garde-côtes, douaniers, gardes chasse, etc..) qui permettent au pouvoir de se maintenir en place en réprimant les insoumis. Ces agents étaient partout, et avaient instaurés une atmosphère permanente de peur au sein de la population, il est intéressant de constater que les avocat ont été à l’avant plan des soulèvements.
– Une majorité collaboratrice, traversée par des courants d’opinions et d’oppositions. Elle est très souvent manipulée par d’intenses campagnes de propagande qui sèment la confusion. Le culte de la personnalité et de sa famille était au cœur de la stratégie de propagande visant à imposer la soumission.
L’objectif de la population dans sa lutte politique fut d’ébranler, ou de renverser le pouvoir politique parce que les règles qu’il définit sont inacceptables. Les cibles de la lutte furent nécessairement la minorité, l’entourage de Ben Ali qui détenaient le pouvoir et moins directement les agents du pouvoir ou les forces de l’ordre qui agissaient de façon à protéger l’ordre établis. Le recours à la violence armée (attentat, menace aux familles, meurtres) contre un de ces ensembles, aurait comme effet directe de générer la peur dans l’appareil politique et de cimenter une solidarité entre les personnes qui détiennent le pouvoir. La machine qui possède le pouvoir et les moyens pour l’appliquer aurait ainsi agi de façons concertées comme un rouleau compresseur pour écraser la rébellion.
Dans l’hypothèse où la violence aurait été choisie comme moyen de lutte, seule une minorité possède les aptitudes, les moyens et ont la possibilité de lutter (souvent les jeunes hommes sans responsabilités familiales). Beaucoup auraient pu soutenir la lutte malgré la répression. Mais il est peu probable, que face au pouvoir bien établis du régime Ben Ali, compte tenu de son contrôle de la machine à propagande et de ses agents de contrôle; beaucoup de tunisien auraient joint la lutte. Le régime peut facilement miser sur un climat de peur généralisé afin de dissuader la majorité silencieuse de suivre le mouvement. Dans de telles circonstances la violence est spectaculaire et les événements violents dominent sur les enjeux politiques. Une grande confusion s’accapare de la population qui a souvent le sentiment qui le nouveau climat de violence est bien pire que l’atmosphère plus ou moins subtile de violence vécu sous le joug du régime. Souvent on a vu l’appui à la lutte s’effriter et l’avortement de la lutte politique. Le rejet de la violence par la population tunisienne est probablement le facteur qui a le plus contribué à la chute rapide du dictateur.
« Le président Ben Ali reprend la parole le 10 janvier pour dénoncer les « voyous cagoulés aux actes terroristes impardonnables […] à la solde de l’étranger, qui ont vendu leur âme à l’extrémisme et au terrorisme ». Il annonce la création de trois cent mille emplois en deux ans et la fermeture temporaire de tous les établissements scolaires et universitaires. »
La quasi absence de violence à l’égard des personnes, et la mise en oeuvre d’ actions visant à faire cesser à l’injustice a eu dans le cas de la lutte populaire tunisienne, un effet tout à fait différent. Au lieu de favoriser la formation d’un bloc uni dans le système politique du dictateur, la discipline et le courage démontré par l’action sans violence des gens a effectivement isolé les minorités responsables de l’agression. On a vu le désarroi s’accroître au même rythme que la difficulté à justifier la poursuite des politiques et des actions. Le lien entre l’opinion publique et ses agents de pouvoir s’est affaibli par la confusion et les contradictions qui émergent des événements qui se précipitent lors de l’émergence, lors du déroulement et avec l’étendu des implications du conflit. On a vu en action l’abus de pouvoir flagrant que représente l’usage de la force contre une lutte non-violente des masses et comment il génère l’indignation. Les militaires se retrouvent dans la terrible situation ou ils doivent utiliser la force, sans pouvoir se justifier par la légitime défense. L’expression commune et pratique chez les militaires « Si c’est pas eux, c’est nous » justifiant souvent les meurtres massifs au cours des guerres ne fonctionne plus.
« Ces annonces ne calmant pas le mouvement, Zine el-Abidine Ben Ali annonce le 13 janvier au soir qu’il ne se représentera pas en 2014 au poste qu’il occupe ; il donne aussi l’ordre à la police de ne plus tirer sur les manifestants, promet la liberté pour la presse et Internet et annonce une baisse des prix de certains produits alimentaires de base.
Le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Rachid Ammar refuse de tirer sur les manifestants. Il est alors démis de ses fonctions. »
Le peuple défiant, discipliné, déterminé et en action a gardé en vie lors de ces événements qui maqueront l’histoire les possibilités de dialogue. Ce maintien d’une capacité de communication avec les forces de l’ordre a représenté une menace pour le pouvoir du pays agresseur. Le régime Ben-Ali fut forcé de contrôler de façon plus efficace non seulement sa propre population, mais aussi son armée de plus en plus sympathique à la cause des insurgés. Même la transmission efficace des ordres devient un défi.
« Contrairement à ce qui se passe dans la lutte armée traditionnelle où bien souvent, des gens qui ne se connaissent pas s’entretuent au profit de gens qui se connaissent bien, mais qui ne se tuent pas, la lutte non-violente permet à ceux qui, dans d’autre circonstances, se seraient entretués, de mieux se connaître et d’affaiblir le pouvoir de ceux qui auraient bénéficié du carnage. »[3]
L’usage systématique de moyens de répression devient une tâche dangereuse. Les risques de désertion ou de démobilisation chez l’agresseur sont grands, et le conflit peut s’éterniser, embourbé dans les méandres de la résistance non-violente.
« Le président déchu Ben Ali avec en arrière-plan le portrait de Habib Bourguiba.Cependant, la contestation prend encore de l’ampleur tandis que l’armée refuse de suivre Ben Ali et protège les manifestants contre les policiers, ce qui contraint le président tunisien à quitter le pays à l’instar d’une partie de ses proches, et à se rendre en Arabie saoudite après une escale à Malte. »
L’expérience tunisienne a encore une fois démontré que la lutte non-violente possède un autre atout incontestable sur la lutte armée. Au cours de révolution armées, une grande portion de la population – femmes, enfants, vieillards, handicapés et les membres de certaines minorités – est très souvent réduite au rôle de victime. La lutte non-violente a permis à tous de s’exprimer et de prendre une part active dans les événements marquants de la résistance. Les effectifs disponibles pour la lutte s’en trouvent ainsi multipliés et, ainsi, tous les talents peuvent être mobilisés à bon escient. La présence dans les actions publiques de groupes traditionnellement exclus de la lutte peut aussi, parfois, diminuer la dureté de la répression ou la rendre plus odieuse.
« Pour être admis dans une armée qui blesse et qui tue, il faut avoir un corps sain, des membres solides et une bonne vue. Mais à Birmingham les boiteux et les infirmes purent se joindre à nous. Al Hibbler, le chanteur aveugle, n’aurait jamais été admis dans l’armée des Etats-Unis, ou dans n’importe quelle armée étrangère d’ailleurs, mais dans nos rangs il eut un poste de commandement. »[4]
La non-violence comme force politique.
La cohérence de la lutte non-violente avec les valeurs démocratiques défendu par le peuple tunisien; et le profond désir de justice qui motive l’action de chacun déteindra sur les résultats de la lutte. La lutte non-violente qui a été conduite a éliminé une grande part des conséquences désastreuses de la guerre civiles, les nombreux mutilés et exilés, les sentiments de vengeance due à la perte de proches, la destruction massive qui attisera les tensions, etc…. Les résultats de ce soulèvement ont beaucoup plus de chances d’être à la mesure des aspirations d’un peuple.
« Dire que la fin justifie les moyens, cela ne veut pas dire que la fin justifie n’importe quels moyens. Au contraire qui veut la fin ne doit pas vouloir n’importe quel moyen, mais doit rechercher les moyens qui lui permettront d’atteindre effectivement la fin recherchée. C’est précisément l’importance que nous devons donner à la fin poursuivie qui doit nous amener à considérer comme essentiel le choix des moyens. »[5]
L’exemple tunisien est un message sans ambigüité aux dictateurs du monde arabe. Votre pouvoir est puisé au sein même de la société. Vous misez sur une collaboration ou une absence de résistance pour imposer vos désirs. La source de votre pouvoir peut être maitrisée et détournée afin de neutraliser votre action politique.
Vers la révolution non-violente.
La lutte non-violente ne doit pas être perçue comme un remède miracle qui peut faire face à n’importe quelle situation peu importe le contexte. Une fois le renversement de la dictature réalisé, la pression populaire non-violente et la mobilisation des masses dans l’action doit se maintenir. La lutte non-violente, malgré les gains et parfois des défaites spectaculaires est souvent longue et parsemé d’embuches. Le peuple doit savoir qu’une fois les transformations espérées obtenues, la victoire doit être consolidée par une vigilance constante si non, comme on l’a vue à mainte reprise, la situation risque de dégénérer.
La non-violence est donc une doctrine efficace mais dont l’application est complexe et profondément méconnue. Elle recommande de tout mettre en oeuvre pour repousser à son extrême limite le recours aux moyens violents de lutte. Son but ultime est de faire en sorte, par la planification, l’organisation et le développement des sociétés en fonction de la lutte non-violente, d’éliminer le recours à ces moyens violents dans l’action politique des individus et des nations. La non-violence est un idéal dont on découvre au fil des ans et des luttes les implications pratiques.
Le maintien de la résistance populaire.
Après la mobilisation massive de la population par l’utilisation de moyens appropriés, suite à l’effritement graduel de l’appui d’une élite sympathique au pouvoir jugé illégitime, et avec la cessation de l’attitude courante de soumission et de collaboration des populations; il est trop facile de crier victoire. Il est facile de constater une désarticulation du système politique par le retrait de la coopération à divers niveaux et l’avènement de profonds remous sociaux. Le désir de lutte autant que la peur des citoyens peuvent être attisés d’une façon considérable par les bouleversements en cours. Les gens sentent déjà qu’ils ont un effet déstabilisateur sans confrontation. Pour accélérer la chute de toutes les structures de pouvoir illégitimes, des actions à large échelle de désobéissance civile et de non-coopération publique peuvent être organisées.
Dans ce contexte, la lutte prend une forme une forme de aïkido[1] politique. Un processus s’installe au cours duquel le niveau de répression qu’utilisent les autorités contre les actions non-violentes se retourne contre elles. En combinant l’auto-discipline des gens qui choisissent le lutte non violente, la variété des moyens non-violents utilisés et le soutien mutuel entre les divers secteurs de la lutte, les activistes non-violents font en sorte que la violence répressive de l’adversaire soit mise à jour dans ses aspects les plus odieux. A son tour, cette tactique peut apporter des changements d’opinion et ensuite des changements dans les relations de pouvoir favorables au groupe non-violent. Le résultat de ces changements est que la population cesse de collaborer avec les diverses structure de pouvoir et forcent ainsi leur transformation. Le départ d’un dictateur ne signifie pas la fin d’un régime.
Ce genre de confrontation politique est important pour stimuler le dynamisme de la résistance au jour le jour. Lors de rassemblements de masses, les gens combattent le sentiment d’isolement, ils confrontent publiquement les forces de répression et peuvent utiliser des techniques de persuasion pour stimuler la défection. De plus l’ampleur de la mobilisation publique révèle au régime la force de la résistance et sa popularité. Ce sont des éléments susceptibles d’apporter de l’eau au moulin des populations engagées dans lutte.
Les actions de masse subissent régulièrement la répression par les forces de l’ordre même après des changements à la tête d’un régime. Souvent les premières réactions des dirigeants sont d’ordre législatif, des projets de lois limitant considérablement des droits démocratiques des populations et qui ont pour but de montrer aux yeux de tous le sérieux des dirigeants sont très souvent adoptés. Ces lois adoptées, les dirigeants se sentent obligés de les mettre en vigueur, s’ils ne veulent pas se discréditer. A long terme, si les populations défient massivement ces lois, le nombre arrestations peut devenir si considérable qu’il peut entraîner une surchauffe du système judiciaire et l’impossibilité de recourir à l’emprisonnement. Les dirigeants se trouvent démunis au niveau des sanctions utilisables. Ils doivent utiliser une répression démesurée afin d’intimider la population résistante ou trouver des moyens palliatifs moins rigoureux que la prison susceptibles de discréditer leur capacité de contrôler la situation. Loin d’être une raison pour cesser la lutte, la répression abusive provenant du pouvoir est souvent un signe de désarroi, de confusion et d’impuissance dont les conséquences accélèreront souvent la chute du régime.
« Le 17 janvier 2011, le diplomate et écrivain Mezri Haddad, ambassadeur tunisien démissionnaire auprès de l’Unesco, accuse Ben Ali d’avoir « prémédité l’anarchie » en vue de reprendre le pouvoir, fournissant des armes et de l’argent à sa garde rapprochée afin de provoquer la guerre civile tout en sollicitant une intervention militaire libyenne[63]. Le gendre de Ben Ali, Slim Chiboub, affirme que huit cents voitures remplies d’explosifs ont été disséminées à travers tout le pays par les dirigeants de la police tunisienne, principalement à Tunis[64]. »
Il ne faut pas, bien sûr, conclure ici que la lutte non-violente cherche à tout prix la confrontation, pour attiser la répression, tout le contraire. Toutes les mesures imaginables capables d’éviter la confrontation, contourner ou échapper à la répression doivent être prises. L’utilisation du champ de « bataille non violente » dans les lieux publics qui peuvent engendrer des confrontations est un élément important de la lutte qu’il ne faut surtout pas laisser de côté. Mais il faut faire très attention de ne pas l’utiliser de façon abusive lorsque les fondements du pouvoir n’ont pas été suffisamment ébranlés, comme l’ont malheureusement appris les étudiants chinois de la place Tienanmen lors du massacre de 1989. L’action n’est pas toujours dans la rue, et le pouvoir se voit contraint de montrer sa bonne foi.
« Les slogans politiques sur les murs de Tunis se multiplient. À l’issue du premier conseil ministériel du cabinet de transition, le porte-parole du gouvernement Taieb Baccouche annonce un deuil national de trois jours « en mémoire des victimes des récents événements », la récupération par l’État tunisien des biens mobiliers et immobiliers du RCD et confirme la validation du projet de loi d’amnistie pour les mille huit cents prisonniers politiques ainsi que la reconnaissance de l’ensemble des mouvements politiques interdits. »
Vivre avec les conséquences des actions…
Face à la répression, les populations ayant choisi la lutte non-violente n’ont qu’une réaction possible: pour avoir gain de cause sur l’adversaire. Ils doivent, lors de la préparation, calculer avec soin les conséquences possibles de leur action. Ils doivent persévérer dans leur action non-violente et refuser de se soumettre ou de battre en retraite. Ils peuvent modifier les techniques et modes d’action, mais ils doivent persévérer. S’ils ne consentent pas à risquer la répression comme le prix de la lutte, le mouvement d’action non-violente ne peut espérer réussir.
Affronter la répression avec persévérance et courage, cela signifie que les activistes non-violents doivent être prêts à endurer les sanctions de l’adversaire, sans fléchir. Ils doivent être prêts à subir certains sévices afin de promouvoir leur cause. Certains peuvent interpréter cette souffrance selon un sens métaphysique ou spirituel, mais cette optique n’est pas nécessaire à la technique; il suffit que les volontaires comprennent que leur endurance devant la répression contribuera à accélérer la réalisation de leurs objectifs.
« Les protestations populaires de masse tendent à se réduire au profit de multiples manifestations et, en tout état de cause, eu égard au complet discrédit dont fait l’objet la police après sa répression violente et meurtrière des manifestations avant la fuite du président qui a officiellement occasionné la mort d’au moins soixante-dix-huit personnes, le gouvernement transitoire s’appuie sur l’armée pour le maintien de l’ordre. »
Toute transformation politique amène son lot de conséquences négatives. Naïfs ou hypocrites sont les dirigeants politiques qui font croire que d’importantes transformations s’effectueront sans heurts. Il y a toujours une proportion importante de la population qui s’accommode du statu quo et qui résistera à tout changement. Il y a aussi une minorité, parfois importante, qui a beaucoup à perdre dans tout changement. Ces gens résisteront, et plus ils résisteront, plus il y aura de conséquences politiques qui affecteront inévitablement les conditions économiques et la dynamique de la lutte. Le mouvement de lutte populaire doit maintenir une certaine pression pour forcer une transformation en profondeur du système établis.
La « caravane de la libération » devant le siège du gouvernement, le 23 janvier 2011. Le samedi 22 janvier 2011, à l’initiative de jeunes habitant le centre-ouest de la Tunisie, la région d’où est parti le mouvement qui a conduit à la révolution, une « caravane de la libération » rassemblant plusieurs centaines de personnes marche sur Tunis pour réclamer le départ du gouvernement des personnalités de l’ancien régime. Partie de Menzel Bouzaiane — où les premières victimes de la révolte populaire étaient tombées dès le 24 décembre —, de Sidi Bouzid et de Regueb, cette marche pacifique spontanée est rejointe par des militants des droits de l’homme et par des syndicalistes. Des marches similaires doivent partir de Kasserine et de Gafsa.
La lutte non-violente peut mener à une véritable révolution non-violente, c’est-à-dire une transformation en profondeur du système politique adaptant les structures essentielles du pouvoir aux aspirations du peuple qui a lutté. Il est difficile de voir ce qui constitue une véritable victoire pour le peuple. Quelle forme prendra la victoire du peuple Tunisien?
La conversion
Le scénario idéal, si l’on peut s’exprimer ainsi. L’adversaire a subi un changement intérieur, il a compris ses erreurs de sorte qu’il veut effectuer les changements réclamés par les populations qui ont mené la lutte de résistance non-violente. Il a compris que la population ne cèderait pas parce qu’elle a raison, et qu’elle a choisi les moyens appropriés pour faire valoir son point de vue. Les dirigeants réalisent qu’ils ont tout à perdre en continuant la lutte. Il y a ici, au terme de la lutte, d’importantes chances de collaboration, car peu de rancune s’est développée dans la lutte. Il y a reconnaissance mutuelle des responsabilités quant aux torts causés par l’inévitable lutte et un désir d’action conjointe pour les réparer.
Le compromis
L’adversaire n’est toujours pas d’accord avec les changements (il n’a pas été converti) et il continue à lutter (il n’a pas été forcé de changer de façon non-violente), mais il a néanmoins conclu que le meilleur parti à prendre, c’est d’acquiescer à toutes ou à une partie des revendications. Il peut trouver que les questions litigieuses ne sont pas si importantes après tout et que les activistes ne sont pas aussi dangereux qu’il le croyait, ou il peut s’attendre à perdre davantage si la lutte continue et qu’en cédant gracieusement, il fera pencher les compromis en sa faveur. Dans ces circonstances, la co-existence pacifique n’est pas garantie. Le litige est peut être réglé, mais il n’y a pas de réconciliation entre les deux parties. Dans le cas ou le litige n’était qu’un prétexte, et que le conflit était beaucoup plus profond, ce qui est souvent le cas dans les luttes politiques, d’autres confrontations sont à prévoir. Les moyens utilisés, par contre, pourraient être différents.
La contrainte non-violente
L’adversaire n’a pas changé d’opinion à l’égard des questions litigieuses et veut continuer à lutter, mais ne peut pas le faire: les sources de son pouvoir et ses moyens de contrôle lui ont été soutirés, il n’a plus les moyens de lutter. L’usage de la violence, soit en raison de l’action du groupe non-violent, soit en raison de l’opposition et du refus de collaborer à l’intérieur de son propre groupe (e.g. une mutinerie parmi ses troupes), soit en raison d’une combinaison de ces causes, a joué contre lui. Le pouvoir qui lui reste ne sert plus qu’à tenter de garder en place les pièces d’un trop complexe casse-tête politique. Il est contraint à la capitulation et à une négociation à perte qui pourrait entraîner la chute de son gouvernement. Bien souvent, il a perdu ses appuis extérieurs, car ses méthodes se sont révélées embarrassantes à endosser, ses bailleurs de fond ou sa population pourraient incessamment exiger sa démission. La crédibilité des acteurs du régime est sérieusement entachée.
La désagrégation
Les sources du pouvoir de l’adversaire sont tellement disloquées ou dissoutes que le gouvernement se désagrège tout simplement. A toutes fins pratiques il n’existe plus à titre d’entité politique fonctionnelle. Il ne reste aucun appui valable au dirigeant, ni même un tout cohérent qui puisse même accepter la défaite. Le pouvoir de l’adversaire s’est tout simplement dissout comme une pincée de sel dans un verre d’eau. La lutte non-violente pour de multiples raisons a agi comme un véritable solvant, diluant rapidement toute les particules qui se décrochait des constituantes du pouvoir. Le pouvoir s’est volatilisé pour le dirigeant illégitime. Il ne constitue même plus une menace, aucune négociation n’est nécessaire, les revendications de la lutte non-violente deviennent les nouvelles politiques.[2]
[1] L’aikido est un art martial oriental qu’on associe couramment à la non-violence. Les techniques utilisées en combat se basent exclusivement sur les principes de défense et excluent tout acte d’agression ou de riposte. Cet art a pour fondement le perfectionnement des techniques d’esquive, le développement de réflexes de défense et le perfectionnement de mouvements amples, souples et inattendus de combat. Les techniques utilisées déstabilisent l’adversaire afin de mieux faire dévier son attaque, le maîtriser par immobilisation ou le projeter au sol.
[2] Cette dernière section est inspiré des volumes suivants:
Gene Sharp, The Politics of Non-Violent Action (3 vol.), Boston: Porter Sargent, 1973; et Gene Sharp, The role of Power in Non-Violent Struggle (monographie), Cambridge: The Albert Einstein Institution, (à paraître).et d’un document traduit par Robert Smith, pour le Centre de ressources sur la non-violence avec la permission de l’Institut Albert Einstein.
[2]On Revolution and Equilibrium, Liberation, XXII, 11, Février 1968, pages 10-21. Traduction extraite de la revue Noir et Rouge #3, l’action directe et la révolution non-violente, Black-Rose books. Montréal, 1970.
[3]Armée ou défense civile non-violente, Centre local d’information et de coordination de l’action non-violente, Toulon.
[4]Martin Luther King, Révolution non-violente, Petite bibliothèque de Payot. Paris 1964. Page 42.
[5]Mellon, Muller et Semelin, La dissuasion civile, Fondation pour les études de défense nationale, Collection les 7 épées, Paris 1985.