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Stratégie de la lutte non-violente

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 Gandhi and his spinning wheel (Gandhi et son rouet), photo prise en 1946 par la photographe américaine Margaret Bourke-White.
Gandhi and his spinning wheel (Gandhi et son rouet), photo prise en 1946 par la photographe américaine Margaret Bourke-White.

À la fin janvier, plusieurs milieux spirituels et militants commémoraient le soixantième anniversaire de la mort de Gandhi.

L’image du Mahatma, assis derrière son rouet, à filer du coton, a marqué l’imaginaire de générations de militants. Image pittoresque d’une action militante dépassée pour certains. Vision de la lutte populaire applicable à l’Inde d’après guerre pour d’autres. La formidable oeuvre politique du personnage stimule encore l’admiration, mais aussi l’ambivalence.

Indiscutablement, il a fait reculer la très grande puissance coloniale de l’époque, l’Angleterre. Il a essentiellement utilisé la lutte populaire non-violente. Une incontestable prouesse, avec, selon lui, des résultats mitigés. Il a vécu douloureusement la scission de l’Inde et du Pakistan.

Les méthodes d’alors sont-elles toujours d’actualité, applicables aujourd’hui ?

Nous devons mettre de côté le cliché du fakir à demi nu qui fait reculer le royaume anglais pour entrevoir le stratège; nous devons rechercher les assises sur lesquelles reposait son action pour en voir toute la pertinence.  

Son oeuvre a révélé l’action non-violente comme une force inégalable et efficace de transformation sociale et politique. Le génie de sa découverte a été de comprendre que le pouvoir illégitime repose sur le mensonge, et que l’action désintéressée, mue par un profond respect et un désir de justice, révèle ce mensonge en soulevant l’indignation populaire. Et ce de telle sorte à laisser libre cours à la désobéissance civile et à toute forme de non-coopération à une injustice.

Gandhi a bien analysé les mécanismes de la mobilisation populaire. Il a su expérimenter les moyens d’action et les agencer avec doigté pour atteindre des objectifs tactiques précis dans les secteurs névralgiques de la domination anglaise (le textile et le sel). La force politique et économique appliquée par les masses, grâce à la justesse des moyens choisis, a démontré l’efficacité redoutable de sa stratégie de lutte.

Pour comprendre la lutte non-violente et l’importante contribution du personnage, il est important d’étudier les notions de stratégies et de tactiques.  Son action a permis à des chercheurs de véritablement extraire les grands principes associés à cette forme de lutte. 

La stratégie dans la lutte.

On doit à Gene Sharp, les premières analyses menant à une meilleure compréhension de l’effet sur le pouvoir de la lutte non-violente.  Dans la francophonie, Jean-Marie Muller a su définir précisément les notions fondamentales relatives à ces luttes. 

Dont Selon l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits, étymologiquement, le mot « stratégie » signifie la conduite d’une armée (du grec stratos : armée, et agein : conduire) dans les différents engagements qui l’opposent à l’ennemi. En ce sens, la stratégie est l’art de la guerre qui consiste à concevoir, à conduire et à coordonner les opérations distinctes des forces armées en vue d’obtenir la victoire sur l’ennemi qui permettra d’atteindre un objectif politique déterminé. La stratégie désigne la conception et la conduite d’une guerre dans son ensemble et la tactique concerne la conception et l’organisation de chacune des différentes opérations.

Dès lors que, par le combat non-violent, il s’agit de rechercher des « équivalents fonctionnels » de la guerre pour atteindre un objectif politique, on est fondé, en opérant un transfert de sens par substitution analogique, à parler de « stratégie de l’action non-violente ». Procéder ainsi, ce n’est pas militariser la non-violence, mais bien démilitariser la stratégie.

Dans cette perspective, la stratégie de l’action non-violente consiste, après avoir analysé la situation et évalué les forces et les faiblesses des différents protagonistes du conflit, à choisir et planifier différentes actions et à les mettre en œuvre de manière coordonnée en vue d’atteindre un objectif politique déterminé. La visée de la stratégie du combat non-violent est de contraindre l’adversaire afin qu’il se trouve obligé d’accepter une solution du conflit qui satisfasse aux exigences de la justice. La planification stratégique d’une campagne exige une vue d’ensemble du déroulement des différentes actions à travers une progression susceptible de conduire à la victoire.

L’extrême difficulté que nous avons à percevoir la pertinence du concept de la stratégie de l’action non-violente tient principalement à ce que nous sommes habitués à concevoir l’affrontement entre deux individus ou entre deux groupes comme un combat « à armes égales » où les deux adversaires disposent des mêmes moyens ou, du moins, de moyens équivalents. Dès lors que l’un des deux adversaires renonce à employer les moyens violents utilisés par l’autre, la lutte apparaît inégale et le déséquilibre des forces qui semble en résulter laisse entrevoir la victoire immédiate et définitive de celui qui est armé sur celui qui ne l’est pas. En d’autres termes, nous n’imaginons pas un combat autrement qu’à travers la mise en œuvre par les deux adversaires de moyens symétriques. Toute asymétrie, toute dissymétrie des armes est aussitôt interprétée comme un désavantage insurmontable, comme une infériorité absolue de celui qui est le moins armé par rapport à celui qui est le plus armé.

Or, le concept d’action non-violente implique par lui-même une inégalité et une dissymétrie entre les moyens de l’agresseur et ceux de l’agressé. Cette seule considération bouleverse nos repères et nous désoriente. Celui qui choisit la non-violence nous apparaît complètement désarmé en face de celui qui n’hésite pas à choisir la violence. Il nous semble qu’il a toutes les chances d’être vaincu. À coup sûr, tel l’agneau qui affronte le loup, il sera mis à mort. Il est vrai que si l’on ne considère que les instruments techniques dont dispose l’homme armé et ceux dont ne dispose pas l’homme non-violent, celui-ci n’est pas en mesure de résister à celui-là. D’un point de vue purement théorique, la violence peut être exercée sans limites par l’homme armé sur l’homme non-violent. Cette éventualité, par le fait même qu’elle est techniquement possible, ne peut être exclue. Elle reste cependant abstraite et elle ne se réalisera pas forcément. L’expérience montre qu’elle n’est peut-être pas la plus probable. Pour apprécier les probabilités du passage à l’acte de l’homme armé, il ne faut pas seulement prendre en compte les facteurs techniques, mais aussi les facteurs humains, psychologiques, éthiques, sociaux et politiques. En réalité, ceux-ci sont susceptibles d’imposer à l’homme armé des limites qu’il ne peut pas franchir sans inconvénients majeurs pour lui. Une violence sans limites serait « aveugle » dans tous les sens de l’expression. Elle constituerait une fuite en avant qui ne correspondrait à aucun objectif rationnel. C’est pourquoi, si elle est techniquement possible, elle n’est pas forcément la plus probable.

Le choix de la non-violence est une option stratégique qui implique que toutes les actions mises en œuvre soient non-violentes. La stratégie de l’action non-violente a son efficacité propre et toute action violente ne peut que venir la contrarier et, en définitive, la mettre en échec. Lorsque la violence et la non-violence coexistent dans un même espace de lutte, c’est la violence qui impose sa logique. Une lutte qui comporterait 90 % d’actions non-violentes et 10 % d’actions violentes ne serait pas une lute non-violente avec 10 % d’actions violentes, mais une lutte violente avec 90 % d’actions non-violentes. Si trois cents personnes font un sit-in face à un déploiement policier en gardant une attitude parfaitement non-violente, il peut suffire que trois individus lancent des pierres sur les policiers pour que l’action tout entière soit placée sous le signe de la violence. Selon toute probabilité, l’image qui ouvrira le journal télévisé et qui fera la une des journaux ne sera pas la manifestation non-violente, mais celle des lanceurs de pierres. Et les pouvoirs établis, comme l’opinion publique, ne manqueront pas de considérer que trois cent trois manifestants ont eu recours à une violence inacceptable à l’encontre des policiers. De même, si quelques milliers de personnes défilent pacifiquement dans les rues d’une ville, il suffit que quelques dizaines d’individus brisent les vitrines des magasins pour que tous les manifestants soient considérés comme des « casseurs ».

C’est pourquoi, dès le commencement d’une action, il convient d’« afficher » clairement le choix stratégique de la non-violence en sorte que tous les interlocuteurs des acteurs – qu’il s’agisse des partenaires, des adversaires ou des opinions publiques – ne puissent pas ne pas le savoir. Cet « affichage » doit permettre de créer un climat, une atmosphère qui favorise le développement optimal des potentialités de l’action non-violente et lui permette d’exprimer toute son efficacité.

Ainsi, pour ce qui concerne les combinaisons possibles entre la violence et la non-violence, il n’existe point de réciprocité : des actions non-violentes renforcent l’efficacité d’une lutte violente, tandis que des actions violentes contrarient l’efficacité d’une lutte non-violente.

Le plus souvent, dans les conflits violents, les populations civiles sont prises en otage par les acteurs armés. L’action violente ne permet pas à l’ensemble des citoyens de s’impliquer dans le processus de lutte. Ils se trouvent dépossédés de leur responsabilité civique. Au contraire, la stratégie de l’action non-violente permet à la société civile de jouer un rôle majeur dans la résolution des conflits. Par ailleurs – et ce n’est pas un détail – dans la résistance non-violente, les femmes et les hommes sont à armes égales.

http://www.irnc.org/NonViolence/Lexique/4.Strategie/Items/33.htm

 La notion de tactique

Si la stratégie concerne la conception et l’exécution d’un plan qui ordonne et coordonne les différentes actions d’une lutte non-violente, la tactique concerne la conception et l’exécution de chacune de ces actions. L’habileté tactique ou le sens tactique permettent de tirer le plus grand profit d’une action particulière par l’« optimisation » des moyens qui concourent à sa mise en œuvre. La tactique s’applique dans un domaine déterminé, limité, connu et relativement stable. La stratégie, en revanche, s’applique dans un domaine beaucoup plus vaste et complexe, difficile à appréhender parce qu’il est en continuelle évolution.

Plus concrètement, dans une lutte non-violente, la stratégie consiste à prévoir, à planifier et à coordonner les différentes manifestations publiques capables d’informer, d’interpeller et de mobiliser l’opinion publique, les actions de non-coopération les mieux appropriées pour affaiblir la partie adverse, les actions de désobéissance civile les plus opportunes pour défier les pouvoirs publics, les réalisations qui permettront d’accomplir le programme constructif correspondant au programme de non-coopération et toutes les initiatives susceptibles de changer le rapport de force, de déstabiliser l’adversaire et de l’obliger à céder. La tactique consiste à organiser avec la plus grande efficacité possible chacune des manifestations publiques, chacune des actions de non-coopération et de désobéissance civile et chacune des réalisations du programme constructif. Ainsi la stratégie et la tactique s’articulent et se conjuguent l’une avec l’autre pour concourir ensemble au succès de la lutte.

Pour être pleinement efficace, la stratégie de l’action non-violente ne doit être contrariée par aucune action violente. C’est pourquoi le choix de cette stratégie ne peut qu’exclure le principe de la « diversité des tactiques », selon lequel il conviendrait de concilier dans une même lutte des actions non-violentes et des actions violentes. Toute action violente ne peut qu’entraver la dynamique propre à la stratégie de l’action non-violente. Dans le cadre d’un combat armé, des actions non-violentes ne peuvent que renforcer l’efficacité globale de la lutte. Mais dans le cadre d’un affrontement non-violent, des actions violentes ne peuvent que contrarier l’efficacité globale.

La dictature de l’occupant ne se maintient que grâce au consentement qu’elle réussit à obtenir de la population. Mais le tyran ne pouvant pas mettre derrière chaque individu un policier ou un soldat, il arrive un jour où la population, conscientisée, retire de façon massive son consentement, et la dictature s’effondre comme un château de cartes.

http://www.irnc.org/NonViolence/Lexique/4.Strategie/Items/34.htm

Les moyens de l’action non-violente.

La recherche de l’efficacité dans l’action nous amène à considérer la non-violence comme un ensemble de moyens, non comme une fin en soi. Ces moyens doivent être jugés non pas seulement en fonction des mérites que leur attribuent la morale, la philosophie ou la spiritualité, mais également en fonction de leur efficacité, c’est-à-dire de leur capacité à atteindre la fin recherchée.

Le choix des moyens n’est pas plus important que le choix de la fin. Au contraire, il importe d’abord que la fin poursuivie par l’action soit juste. Le choix des moyens n’est que second par rapport au choix de la fin ; il est second mais il n’est pas secondaire. Les idéologies dominantes tentent de légitimer la violence en affirmant que  » la fin justifie les moyens « , c’est-à-dire qu’une fin juste légitime des moyens injustes. Dire cela, c’est s’enfermer dans une contradiction intrinsèquement perverse. Qui veut la fin ne doit pas vouloir n’importe quels moyens, mais des moyens qui lui permettent d’atteindre effectivement la fin poursuivie. C’est précisément l’importance accordée à la fin d’une action qui amène à considérer comme essentiel le choix des moyens.

 » Les moyens, affirme Gandhi, sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence « . En mettant ainsi en évidence la cohérence entre la fin et les moyens, Gandhi n’affirme pas seulement un principe moral et philosophique ; il énonce en même temps un principe stratégique sur lequel il entend fonder l’efficacité de son action politique. C’est un fait d’expérience que la perversion des moyens entraîne inéluctablement la perversion de la fin poursuivie.

Dans le moment présent, nous ne sommes pas maîtres de la fin que nous recherchons, nous ne sommes maîtres que des moyens que nous utilisons – ou, plus exactement, nous ne sommes maîtres de la fin que par l’intermédiaire des moyens. La fin est encore abstraite, tandis que les moyens sont immédiatement concrets. La fin concerne l’avenir, tandis que les moyens concernent le présent. Or nous sommes toujours tentés de sacrifier le présent à l’avenir en préférant l’abstraction de la fin à la réalité des moyens. En acceptant de recourir à des moyens qui contredisent dans les faits la fin que nous prétendons poursuivre, nous rejetons sa réalisation vers des lendemains hypothétiques qui ne nous appartiennent point. Le risque est grand alors que la justice soit toujours repoussée à demain, que la violence soit toujours imposée aux hommes comme une fatalité.

http://www.irnc.org/NonViolence/Lexique/4.Strategie/Items/18.htm

Sur les pas de cet humaniste hors de l’ordinaire, l’on comprend que le principal défi pour l’émancipation d’un peuple est de pouvoir le mobiliser et réussir à l’affranchir de ses peurs. La solidarité sociale et communautaire doit donc demeurer indissociable de ce type de lutte.

La commémoration de la mort de Gandhi n’est donc pas que la mémoire d’un grand personnage historique. C’est le retour sur l’oeuvre d’un être humain qui aura su tracer la seule et probablement unique voie capable de garantir l’avenir de l’humanité:

L’engagement à la lutte non-violente.