Écrit par Jean-Marie Mueller, directeur des études à l’INRC (http://www.irnc.org/NonViolence/Signification/index.htm)
La non-violence est encore une « idée neuve » en Europe et, comme telle, elle est souvent perçue à travers de nombreux malentendus, confusions et équivoques qui altèrent sa véritable signification. Lorsque nous entendons parler de non-violence, notre première réaction est encore la méfiance, le scepticisme, voire l’ironie, tantôt gentille, tantôt méchante. Cette réaction n’est pas naturelle, elle est culturelle. Elle s’explique par le fait que nous sommes les héritiers de traditions qui ont toutes donné une grande et belle place à la violence, cependant qu’elles n’en donnaient aucune à la non-violence.
Il a été souvent suggéré que le mot de non-violence était mal choisi et qu’il entretenait lui-même de nombreuses ambiguïtés. Il nous semble pourtant qu’il a l’avantage de nous obliger à regarder en face les nombreuses ambiguïtés de la violence, alors même que nous sommes toujours tentés de les occulter pour mieux nous en accommoder. Il nous faut prendre conscience de ce formidable conditionnement socioculturel qui pèse sur nous depuis des siècles et qui nous fait penser que la violence est non seulement nécessaire, mais qu’elle est honorable. Les idéologies qui ont dominé jusqu’à maintenant nos sociétés ont en effet honoré la violence en l’associant à quantité de valeurs et de vertus : le courage, l’audace, le sacrifice, le risque, la virilité, la noblesse, l’honneur. En sorte que dans notre conscience, et plus encore dans notre subconscient, la violence apparaît elle-même comme une valeur et une vertu dont la non-violence serait la négation et le reniement. Qu’il appartienne à la légende ou à l’ Histoire, le héros proposé à notre admiration est toujours violent de quelque manière. Si véritablement la violence était la violence de l’homme fort qui se bat pour faire prévaloir la justice et la liberté, la non-violence ne pourrait être en effet que la faiblesse de celui qui n’a pas le courage d’être violent. Si la violence était une vertu, la non-violence ne pourrait être qu’une lâcheté.
Dès lors que nous prenons conscience de la violence comme d’un processus de meurtre qui pervertit radicalement nos relations aux autres, nous découvrons que nous devons lui opposer un non catégorique. Ce refus de reconnaître la légitimité de la violence fonde le concept de non-violence. La faillite des idéologies dominantes, c’est précisément d’avoir justifié la violence, de l’avoir légitimé, de l’avoir concilié avec les idéaux de notre culture et de notre civilisation. A partir du moment où la violence est déclarée légitime, elle devient un droit pour l’homme et celui-ci pourra alors prendre prétexte de ce droit pour y recourir chaque fois qu’il estimera que ses intérêts lui commandent de le faire. Pour autant que l’idéologie légitime la violence, l’homme peut s’installer dans la pratique de la violence en perdant totalement le sentiment que celle-ci est une contradiction fondamentale par rapport aux aspirations profondes de l’humanité.
Dire non à la violence en affirmant que l’exigence de non-violence fonde et structure l’humanité de l’homme, c’est refuser de lui reconnaître la légitimité qu’elle réclame. Opter pour la non-violence, c’est refuser l’allégeance que la violence exige de l’homme afin de devenir maître de son propre destin. Celui qui opte pour la non-violence a conscience que celle-ci ne peut être absolue, c’est-à-dire dé-liée de la réalité, mais qu’elle doit être re-lative, c’est-à-dire re-liée à la réalité. Mais si la non-violence ne peut être absolue, elle veut être radicale (du latin radix qui signifie racine), c’est-à-dire qu’elle veut dé-raciner la violence, qu’elle vise à faire dépérir la violence en détruisant ses racines culturelles, idéologique, sociales et politiques.
Le mot non-violence est décisif parce qu’il exprime un principe. Il est le terme le plus rigoureux pour exprimer ce qu’il veut signifier : le refus de tous les processus de légitimation qui font de la violence un droit de l’homme. L’origine du mot non-violence est le mot sanscrit ahimsa employé dans les textes de la littérature bouddhique et hindouiste et dont il est la traduction littérale. Il est formé du préfixe négatif a et de himsa qui signifie le désir de nuire, de faire violence à un être vivant. L’ahimsa est donc l’absence de tout désir de violence, c’est-à-dire le respect, en pensée, en parole et en action, de la vie de tout être vivant.
Le principe de non-violence implique l’exigence de rechercher des méthodes non-violentes pour agir efficacement contre la violence. L’expérience de nombreuses luttes a montré l’efficacité de la stratégie de l’action non-violente pour permettre aux hommes et aux peuples de recouvrer leur dignité et de défendre leur liberté. L’action non-violente permet à l’homme d’avoir une attitude responsable face à la violence des autres hommes. En recherchant l’efficacité politique par d’autres méthodes que celles offertes par la violence, la stratégie de l’action non-violente veut réconcilier la « morale de conviction » et la « morale de responsabilité ».
Mais avant d’être une méthode d’action, la non-violence est d’abord et essentiellement une attitude. Elle est l’attitude éthique et spirituelle de l’homme debout qui reconnaît la violence comme la négation de l’humanité, à la fois de sa propre humanité et de l’humanité de l’autre, et qui décide de refuser de se soumettre à sa loi.