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Répression et criminalisation des luttes

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Écrit par Laurence Guénette

Faut-il continuer de s’étonner de la répression brutale subie par les protagonistes de mouvements sociaux dans le monde? Peut-être pas; tout mouvement qui menace notoirement  le statu quo ou le désordre établi  subira une réaction proportionnelle, froidement exécutée par les bras armés de l’État à travers la Loi et les forces policières. Cette répression est susceptible de s’abattre sur n’importe quel mouvement, violent, pacifiste ou nonviolent; légal ou non; largement légitimé par la population ou pas.  Ce qui est certain, c’est que les stratégies de lutte nonviolentes n’offrent aucune garantie d’éviter la brutalité policière et la judiciarisation, et quant à elle la désobéissance civile expose les militant-E-s à une perspective accrue de criminalisation.

« La prison et les amendes sont les arguments préférés du dialogue gouvernemental avec les représentants syndicaux » Michel Chartrand, 1982

Si  la répression ne mérite pas notre surprise et ne doit pas nous étonner, elle mérite quand même notre indignation sous sa forme la plus vive. Elle doit nous faire prendre conscience de la nature profonde des enjeux que nous avons soulevés, de la teneur du pouvoir que nous remettons en doute. Au Québec comme ailleurs, les gouvernements néolibéraux ne sauraient admettre que la société civile mobilisée puisse jouir d’un pouvoir capable de modifier des politiques irresponsables sur les plans social ou environnemental; une telle puissance ne peut être conférée à la population!

Pour ces raisons, un gouvernement comme celui de Charest se montre inflexible. Le printemps québécois a été marqué par une répression d’une brutalité extrême par rapport aux limites qu’on imaginait, peut-être proportionnelle à la conjoncture politique et à la force du mouvement social. Le gouvernement a préféré dépenser une faramineuse somme d’argent public en répression plutôt que de toucher à la question des droits de scolarité; la somme dépensée en effectifs et heures supplémentaires des forces policières dépasse le coût d’une annulation de la hausse des droits de scolarité!

Les étudiant-E-s mais aussi des citoyen-NE-s de tous âges ont abondamment expérimenté les insultes de la police, les mauvais traitements, l’intimidation et les privations en prison, les incarcérations illégales, la surveillance et les filatures dans leurs quartiers, le fichage, les visites à domicile des services canadiens de renseignements de sécurité (SCRS), les accusations exagérées, les conditions de libération disproportionnées, les menottes déchirant la peau, les arrestations de masse, les menaces violentes d’agents de la police, le profilage politique, sans parler des blessures physiques graves et moins graves causées par le poivre, les gaz, les bombes et les balles de caoutchouc. Cette répression mérite d’être abordée, non seulement parce qu’elle a occupé une part importante du quotidien des militant-E-s depuis plusieurs mois, mais parce qu’elle a sans doute influencé la croissance de l’indignation et du mouvement social.

Le moment où la répression arrive à un point culminant est souvent décisif pour la lutte. Toutes les sociétés n’ont pas le même seuil de tolérance à la répression et à la brutalité de l’État; ce seuil dépend de la revendication derrière la lutte et du contexte historique et actuel, entre autres choses. Par la répression, l’État provoque des conséquences physiques et juridiques réelles, mais envoie aussi un message de peur. Il survient pourtant un seuil d’indignation où le peuple est prêt à surmonter cette peur qui le réprime; la victoire n’est peut-être pas loin, où à tout le moins un changement majeur dans l’esprit des citoyen-NE-s qui découvrent cette violence avec une lucidité collective accrue.

Certains théoriciens des stratégies de lutte nonviolente voient en la répression un outil que le mouvement de résistance – qui le subit de toute façon – peut utiliser contre le pouvoir. Jean-Marie Muller perçoit carrément la répression comme une partie intégrante d’une lutte nonviolente employant des tactiques illégales; elle contribuerait à dramatiser le conflit dans l’opinion publique, à hausser ou raviver les débats de société qui sont nécessaires et surtout, à délégitimer le pouvoir en place. Nul gouvernement ne devrait avoir besoin de tabasser les citoyen-NE-s pour se maintenir au pouvoir. Il est donc vrai que le pouvoir qui frappe est mis en position défensive, et plus il a besoin d’employer la violence pour se défendre, plus il perd la légitimité politique qui lui conférait ce monopole de la violence légitime.

Dans ces conditions, il est évident qu’un État éprouve bien plus de difficultés stratégiques à frapper et réprimer un mouvement nonviolent ; frapper des dissident-E-s armé-E-s serait en effet plus aisé médiatiquement. Gene Sharp soutient à cet égard que dans la foulée d’une lutte nonviolente légale ou illégale, la répression peut être retournée contre l’agresseur et contribuer à soulever et indigner une plus grande partie de la population. Au lieu de soumettre les résistant-E-s, elle incite les alliés passifs du mouvement à devenir des alliés actifs de la lutte. Ne prenons pas non plus cette répression à la légère; la brutalité et la criminalisation font tout de même courir des risques aux militant-E-s, et le danger que les conséquences de la répression soient disproportionnées et irréversibles sont à considérer avec prudence.

Quelques mots sur la police

« Notre boulot, à la police, c’est la répression. Nous n’avons pas besoin d’un agent socio-communautaire comme directeur, mais d’un général. Après tout, la police est un organisme paramilitaire, ne l’oublions pas », déclarait Yves Francoeur, président de la fraternité des policiers et policières de Montréal (propos cités dans le Journal de Montréal en 2008). La police obéit à des ordres et à un ordre avec froideur et violence, et se félicite régulièrement de ses interventions pour maintenir la « paix ». Au Québec, la police viole de façon éhontée les droits et libertés des individus, use souvent d’une force exagérée envers les foules et les individus, et elle n’a pratiquement de comptes à rendre à personne. Des milliers de plaintes déposées chaque année en déontologie, une infime minorité fait l’objet d’une enquête et de sanctions, malgré la société démocratique et l’État de droit dans lequel nous prétendons vivre. Les policiers et policières ne semblent ni responsables ni imputables pour leurs actions. L’arbitraire est chose courante et il existe de multiples situations dans lesquelles l’individu réalise que ses « droits » ne valent plus rien aux yeux de ces exécutants aveugles…

« Une démocratie commence à se nier elle-même lorsqu’elle refuse de reconnaître sa propre violence comme un échec ». (Jean-Marie Muller)

À sa façon impudique, la brutalité policière met en lumière les vrais enjeux de pouvoir et de lutte qui sous-tendent les mouvements sociaux; elle nous fait réfléchir sur ces concitoyen-NE-s dont le système fait des agent-E-s de protection d’un ordre souvent répressif. Par sa conception radicale des oppressions et des luttes, la nonviolence comprend que l’agent de police dans son individualité n’est pas le véritable adversaire de la lutte sociale. Il estsuperficiel, en ce sens qu’il est à la surface du système qui crée sa fonction et lui fournit armes et autorité pour exécuter l’oppression.

 

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Pour Pierre Bourgault, le policier est caractérisé par plusieurs problèmes particuliers;

« Il n’a pas de responsabilité véritable, il obéit à des ordres. Rien n’est plus néfaste.

« Le policier n’a pas souvent les moyens de combattre le véritable ennemi de la société. […] Très souvent, il sait qui il faudrait arrêter, pourquoi et comment. Mais il connaît aussi les complicités politiques ou policières qui protègent tel ou tel individu.

« Le policier est jugé très sévèrement par ses collègues.

« Le policier n’a aucun contact professionnel avec les autres citoyens, particulièrement avec ceux à qui il a affaire de plus en plus souvent; les contestataires et les manifestants. Il sait qu’il faut taper dessus mais que sait-il d’autre?

« Le policier n’est pas politisé, dans le sens le plus large du mot.

« Lorsque le policier cessera de servir d’instrument à une poignée d’exploiteurs, alors il sera libre. C’est la liberté de chacun qui, additionnée, fait la liberté de tous. »

(Pierre Bourgault, La police, Point de Mire, juillet 1970)

 

Criminalisation

 « Il y a une chose et une seule dans la société moderne plus hideuse encore que le crime, et c’est la justice répressive » (Simone Weil)

La grève étudiante a aussi donné lieu à une criminalisation massive des militant-E-s. Après quelques 6 mois de grève étudiante, plus de 3000 personnes avaient été arrêtéEs, affublées d’une contravention ou encore d’accusations criminelles. Pour plusieurs, cette expérience a constitué le premier contact avec la prison ou le tribunal, et ce passage peut marquer les militant-E-s de plusieurs façons et avec une intensité variable. Le tribunal se veut un forum solennel et formel, dont les règles et protocoles peuvent être difficile à comprendre et intimidants lors d’une première expérience. Pour certains activistes politiques, « le simple fait de découvrir que les procédures judiciaires ne sont pas justes est une expérience choquante et radicalisante » (War Resisters League, Organizers Manual). L’activiste est amené à remettre en cause l’impartialité théorique de la justice qu’on prend souvent pour acquise, et une analyse politique de sa présence au tribunal ne peut en effet qu’approfondir la radicalité de son identité militante. Pour sa part, la prison peut être perçue comme un passage glorieux dans la lutte. Il faut pourtant la prendre pour ce qu’elle est, en dehors de la tendance romancée à valoriser l’incarcération dans le milieu militant; la prison peut donner l’occasion d’une réflexion théorique approfondie et « un militant peut en sortir plus fort et plus conscient. [Pourtant] il est de la plus élémentaire honnêteté de dire qu’il peut aussi en sortir brisé et définitivement perdu pour l’action militante » (Guide du militant).

Québec 2012; la machine répressive perçue par Maître Denis Poitras, avocat voué à la défense des militant-E-s :

« Premièrement, les conditions de remises en liberté sont nettement exagérées et, à mon avis, violent souvent la Charte ; interdiction totale de manifester ; couvre-feu alors que l’infraction serait survenue le jour ; interdiction de séjour ; périmètre qui empêche la participation aux manifestations, etc.

« Deuxièmement, l’émission massive de constats d’infraction a deux objectifs: empêcher les accusé-E-s d’avoir accès à l’aide juridique pour se défendre, et dissuader les gens de manifester, ce qui est pourtant un droit garanti dans la Charte canadienne des droits et libertés.

« Finalement, on peut dire que l’appareil répressif fonctionne à plein régime; à mon avis, il n’y a eu dans l’histoire du Québec que la Loi sur les mesures de guerre en 1970 qui a été pire que 2012 (en terme d’arrestations et de perquisitions sans mandat) »

 

Procès et stratégie

La désobéissance civile, rappelons-le, se propose de désobéir à une loi de façon assumée, publique et politique, pour obéir plutôt à des principes moraux que nous jugeons supérieurs à la loi. La légitimité de l’action est revendiquée jusqu’au bout, voire jusqu’au procès lors duquel on la défend devant son illégalité. La désobéissance civile implique aussi d’affirmer au pouvoir en place que ses menaces de sanctions ne garantissent plus notre soumission et notre obéissance à ses lois que nous considérons injustes. Le désobéisseur se trouve au banc des accusés, mais, fort de son innocence, c’est lui qui accuse! Est-ce dire que l’arrestation, le procès et la sentence font partie intégrante de la désobéissance civile et que par principe, il convient de s’y soumettre en toute bonne foi?

Les opinions divergent à ce sujet. Selon Noam Chomsky, par exemple, « il n’y a pas d’exigence morale que quelqu’un-E qui cherche à dissuader les actes criminels ou illégitimes commis par l’État se soumette volontairement à une punition pour sa désobéissance ». Le refus des sanctions ne signifie dont pas que le désobéisseur ne s’assume pas, mais plutôt qu’il adresse un défi supplémentaire à l’autorité et rejette la légitimité de la peine ou du jugement que le système pourrait lui infliger.

La question de principe n’est peut-être pas la bonne à se poser; de nombreuses campagnes de désobéissance civile ont intégré la prison et le tribunal comme des parties de leur stratégie, pour des raisons de pragmatisme et d’efficacité. Dans certaines actions de désobéissance, les participant-E-s choisissent délibérément de faire du procès un but à atteindre plutôt qu’une sanction à éviter. Le tribunal peut alors instrumentalisé et médiatisé par les militant-E-s, de sorte qu’il se transforme en tribune supplémentaire pour faire avancer des enjeux juridiques et politiques dans la société. Le procès est dans ce cas accueilli comme une occasion d’amplifier  la cause et d’en faire un procès-spectacle pour remettre à l’ordre du jour l’argumentaire social et politique qui sous-tend l’action de désobéissance (Voir Opération SalAMI).

Une telle stratégie n’est pas toujours efficace; cela dépend de la nature des enjeux qui guident notre désobéissance, et peut-être aussi de l’urgence des enjeux; cela vaut-il vraiment la peine d’investir autant de temps, de ressources et d’énergie dans une bataille juridico-politique si le procès n’a lieu que plusieurs mois ou années après l’événement? Les retombées du procès sur la lutte et sur l’opinion publique doivent être considérées avec un optimisme modéré et lucide, et la tactique doit être choisie avec soin par le groupe de désobéisseurs et désobéisseuses. Mais la technologie actuelle permet une grande liberté de diffusion et de médiatisation des actions directes et des procès, et elle peut être très profitable quand on décide d’utiliser le tribunal comme tribune supplémentaire et spectaculaire.

Les minières VS les peuples : le Tribunal international populaire de la santé

Les 14 et 15 juillet 2012, un Tribunal parallèle et populaire s’intéressait à la justice réelle, mettant au banc des accusés l’industrie minière transnationale qui reste habituellement impunie pour ses crimes humains et environnementaux. Réunis à San Miguel Ixtahuacan au Guatemala, des témoins et victimes de Goldcorp et d’autres compagnies canadiennes opérant au Mexique, au Honduras et au Guatemala comparaissaient dans le procès « Goldcorp contre les peuples ». Treize juges nationaux et internationaux, des spécialistes des droits humains, de la santé et de l’environnement recueillirent les témoignages et émirent une sentence sans équivoque : Goldcorp est reconnue coupable d’agir dans ses projets de façon très dommageable pour la santé, l’environnement, et le droit de peuples à disposer d’eux-mêmes. Le gouvernement canadien n’échappe pas au jugement : « Nous condamnons de la même manière la complicité de l’État canadien, qui appuie et promeut de diverses façons les investissements miniers irresponsables en Mésoamérique. » Dans ce tribunal symbolique et médiatique que les peuples ont créé devant la complaisance et l’inaction du système juridique réel, les membres des communautés affectées ont pu créer des liens et se mobiliser par-delà les frontières, tout en donnant une visibilité aux exactions commises par les compagnies extractives. Quant à Goldcorp, elle fut condamnée à réparer et compenser tous les dommages causés par ses activités et à suspension tous ses projets d’exploitation du sous-sol…

Goldcorp Health Tribunal San Miguel Ixtahuacán

La mascarade de tribunal est souvent utilisée comme action directe de sensibilisation; dans certains cas elle vise à se moquer d’un procès réel que l’on considère injuste, dans d’autres cas elle vise plutôt à se placer soi-même en tant que juge face à une injustice que le système juridique laisse impunie. Dans tous les cas le faux procès et les mises en scène de tribunaux consistent d’abord et avant tout en une action de sensibilisation du public et de remise en question  de l’absolue respectabilité des autorités judiciaires vues comme seules garantes de la justice.   Site intenet du Tribunal de salud

Les déboulonneurs en France; le procès comme tribune

Depuis plusieurs années, le Collectif des Déboulonneurs saccage d’énormes panneaux publicitaires pour dénoncer l’envahissement de l’espace public par cette pollution visuelle, et la violation systématique de la loi sur l’affichage perpétrée par de nombreuses entreprises publicitaires. Les déboulonneurs couvrent les panneaux publicitaires de graffitis tels que « PUB= matraquage », « la Pub fait Dé-Penser », etc. Plusieurs ont reçu des accusations de « dégradation de panneaux publicitaires », passible d’une peine de 5 ans de prison ou 75 000 euros d’amende. Le procès collectif de sept d’entre eux fut l’occasion d’une grande médiatisation, et d’un moment apparemment bien plaisant et très assumé pour les désobéisseurs déboulonneurs. Voici des extraits du plaidoyer de leur avocat-militant François Roux au procès très médiatisé du 12 janvier 2007 à Paris, suite à quoi les accusations furent requalifiées par la Juge et les accusés, condamnés à verser une amende symbolique de 1 euro chacun.

« Monsieur le Procureur, la maison brûle et vous regardez ailleurs! Je vais dire un grand merci à ces désobéisseurs, car ils sont des éveilleurs de conscience. Monsieur le Procureur, si vous habituez les gens à obéir, qui se lèvera quand ce sera nécessaire? Je n’ai pas entendu dire que le corps des magistrats a répondu en masse à l’appel de désobéissance civile du 18 juin 1940 […] Oui, notre société a besoin de gens comme eux, qui s’engagent, qui s’indignent. Soyez audacieuse, Madame la Présidente. Soyez juge! »  Le site web des déboulonneurs de France