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Penser l’armée autrement

Par 

Dominique Boisvert 28 décembre 2018 
La violence des armes a joué, au fil des siècles, un rôle déterminant dans la constitution, l’expansion ou l’éclatement des empires comme des États. Si bien que l’armée, comme institution, est devenue l’un des symboles étatiques, et les victoires militaires, un sujet d’identité et de fierté nationales. Mettre en question l’institution militaire n’est aucunement un geste antipatriotique et ne traduit aucun manque de respect, voire d’admiration, pour les hommes et les femmes qui acceptent de « servir leur pays » et de risquer leur vie dans l’armée.

Mais le monde évolue. Et de la même manière que le respect des droits humains s’est peu à peu imposé, ou que la torture et l’esclavage ont été interdits par le consensus et le droit internationaux, la violence est de moins en moins tolérée comme mode de gestion ou de résolution des conflits, tant au plan personnel (violence familiale, contre les femmes, comme outil éducatif) que collectif (interdiction de la guerre à l’article 2 de la Charte des Nations Unies, réglementation du commerce des armes, interdiction des armes nucléaires adoptée par l’ONU, etc.).

Un pays sans armée ?

Cette question choque a priori. « Impensable », croira sans doute la majorité. Et pourtant, une trentaine de pays (sur 200) n’ont actuellement pas d’armée. Certes, la plupart sont de petits pays (de nombreuses îles, le plus souvent avec moins de 500 000 habitants), mais un certain nombre sont plus significatifs à cet égard : Costa Rica, Islande ou Panama, pour ne nommer que ceux-là. Plus d’une demi-douzaine ont d’ailleurs décidé d’abolir leur armée, dont au moins deux (Grenade en 1983 et Panama en 1990) à la suite d’une invasion américaine, ce qui démontre bien que presque aucun pays n’est en mesure de défendre militairement son territoire quand il est attaqué par plus puissant que lui.

Alors, pour un pays sans armée ? Oui, parce que cela ne signifie aucunement un pays sans défense. Il s’agit au contraire d’une défense peut-être même plus efficace, certainement moins coûteuse en vies humaines et en destructions matérielles, mais d’une défense pensée et menée autrement.

Or les deux principaux obstacles à un pays sans armée sont idéologique et économique : idéologique parce qu’il faut « décoloniser notre imaginaire », apprendre à penser en dehors des cadres habituels ; et économique, à cause des intérêts financiers énormes qui sont en jeu pour le « complexe militaro-industriel » que dénonçait, dans son discours d’adieu, le président (et grand militaire américain) Dwight Eisenhower en 1961.

Une conjoncture favorable

Penser l’armée autrement peut sembler téméraire en cette époque de réalignement des blocs et des sphères d’influence à l’international. Et pourtant, d’une manière, la conjoncture n’a jamais été si favorable.

Contrairement aux perceptions largement véhiculées par les médias, la violence ne cesse de diminuer dans le monde : non pas numériquement (en raison de l’explosion démographique du dernier siècle), mais en proportion. Les risques de mourir de violence directe n’ont jamais été aussi faibles que maintenant pour chaque humain qui vient au monde[1].

La lutte contre les armes nucléaires vient de franchir, après des décennies d’efforts internationaux, une étape significative : elles ont été déclarées illégales par le premier Traité sur l’interdiction des armes nucléaires adopté (par 122 voix pour, 1 contre et 1 abstention sur 192 pays) par l’Assemblée générale des Nations Unies le 7 juillet 2017.

Autre évolution très significative : après plusieurs siècles de justification morale de la guerre, la doctrine de la « guerre juste » (développée dans l’Église catholique dès le 13e siècle) est pour la première fois remise en question au plus haut niveau. Une première rencontre internationale, convoquée par le Vatican en avril 2016, questionne ouvertement la possibilité d’une guerre « juste » au profit d’une approche évangélique nonviolente[2] et de la seule légitimité d’une « paix juste ».

Sans compter que devant la situation dramatique de la lutte aux changements climatiques, où il est carrément question de « survie de l’humanité », les dépenses colossales consacrées partout dans le monde aux armées et aux armements deviennent de plus en plus obscènes et intolérables.

Le cas du Canada

J’utiliserai ici l’exemple du Canada puisque c’est celui que je connais le mieux. Mais je suis convaincu que la même approche et les mêmes conclusions peuvent s’appliquer, avec les nuances nécessaires, à la plupart des pays.

Voyons maintenant si on peut penser les besoins de défense et de résolution des conflits autrement que par le moyen traditionnel qu’est l’institution militaire. Et si possible, à partir d’une approche nonviolente. Quelles sont donc les trois principales fonctions de l’armée (canadienne) ? La défense du Canada et de l’Amérique du Nord, l’appui aux autorités civiles en cas de crises, et la contribution canadienne aux efforts de paix et de sécurité internationales. J’affirme ici que chacune de ces trois fonctions peut être assurée de manière aussi (et même plus) efficace, et de manière plus économique (en vies humaines et en biens matériels), autrement que par les moyens d’une armée traditionnelle.

La défense du territoire

Dans le cas du Canada, le territoire est, pour des raisons à la fois géographiques et démographiques, proprement indéfendable. Aucune armée canadienne possible (en effectifs et en armements) ne pourra jamais défendre un territoire aussi immense et dépeuplé contre quelque pays susceptible d’avoir intérêt à l’attaquer (Russie, Chine ou États-Unis). De manière évidente, seule une mobilisation de la population elle-même, en termes de non-coopération avec l’envahisseur, pourrait avoir une chance quelconque de succès, même partiel.

De même, pour la défense du territoire nord-américain (à laquelle le Canada est lié avec les États-Unis par le traité du NORAD), il est évident que l’apport militaire canadien est purement symbolique, et relève beaucoup plus d’une alliance politique entre les deux pays que d’une contribution militaire significative.

L’appui aux autorités civiles

Une armée peut également servir les autorités du pays dans une foule de domaines qui ont trait soit au maintien de l’ordre, soit aux besoins de sécurité civile : surveillance des foules, conflits internes, sécurité nationale, catastrophes naturelles, secours d’urgence, etc.

Or la plupart de ces fonctions sont déjà la responsabilité d’autres services gouvernementaux (forces policières, services de renseignement, sécurité civile). Et dans la mesure où l’on peut avoir besoin de renforts exceptionnels, aucune de ces tâches ne requiert vraiment qu’on soit armé et entraîné pour tuer, ce qui est le propre des forces armées de n’importe quel pays.

Au contraire, beaucoup de ces besoins exceptionnels (en appui aux organismes civils) seraient mieux remplis par des forces organisées, formées et équipées spécifiquement pour de tels besoins (sorte de garde nationale ou instance de protection civile). Une grande partie de nos militaires actuels, hommes et femmes, pourraient donc continuer à « servir leur pays », mais dans une perspective et un esprit différents de l’approche militaire traditionnelle de toutes les armées.

La responsabilité internationale

Le remplacement de l’armée par une force nonviolente n’implique aucunement un retrait ou un désintérêt des responsabilités qu’a chaque pays vis-à-vis la paix et la sécurité internationales. Bien au contraire.

La Charte des Nations Unies prévoit déjà que des interventions militaires, au niveau international, ne devraient avoir lieu qu’en tout dernier recours, et idéalement par une force militaire qui relèverait entièrement des Nations Unies (et non pas des divers pays ayant chacun leurs propres intérêts nationaux). Et que dans l’immense majorité des cas, les interventions nécessaires pour résoudre les inévitables conflits devraient plutôt emprunter les voies de la diplomatie ou des très nombreuses possibilités (jusqu’ici largement inexplorées) qu’offre la nonviolence : présence désintéressée pour favoriser un dialogue, médiation, interposition, etc.

Dans un cas comme celui du Canada (et de nombreux autres pays) qui est une moyenne puissance, sa contribution utile à la paix et à la sécurité mondiales passera toujours plus par une contribution pacifique plutôt que belligérante à la résolution des conflits et au maintien de la paix. Et si des pays doivent ouvrir des voies nouvelles (dont celles de la nonviolence) vers un traitement différent des conflits, c’est certainement de pays plus modestes, comme le Canada, que l’on doit attendre de telles initiatives courageuses.

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[1] Lire Pinker S., La part d’ange en nous, Les Arènes, 2017.

[2] Loin d’être une coquetterie orthographique, le choix d’écrire nonviolence en un seul mot cherche à rendre aux termes gandhiens ahimsa et satyagraha leur signification originelle beaucoup plus large que la seule abstention d’utiliser la violence. Dans mon livre, je distingue la non-violence (en deux mots), que je réserve aux diverses techniques de luttes qui n’utilisent pas la violence, de la nonviolence (en un seul mot) qui traduit l’attitude fondamentale de bienveillance et de respect face à la vie, posture autant philosophique que spirituelle principalement mise de l’avant par le bouddhisme et le jaïnisme.

(Article publié dans le numéro 189 de la revue française Alternatives non-violentes, pp. 25-27, en décembre 2018. ANV est une revue trimestrielle publiée depuis 1973 et l’une des ressources importantes en matière de nonviolence en France.)