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« On ne naît pas nonviolent, on le devient », affirme Dominique Boisvert

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Le plus ardent souhait des membres de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) est de vivre dans un monde où la torture est impensable. Selon Dominique Boisvert, un proche collaborateur de l’ACAT depuis sa fondation, le refus absolu de cette violence constituerait de la « nonviolence ». Voyons un peu comment l’auteur articule cette idée dans un de ses derniers livres. Il s’agit d’une idée qui mérite d’être examinée, surtout pour un organisme comme l’ACAT, dont la mission consiste à contrer la violence des agents de l’État que l’on peut identifier comme de la torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants.

M. Boisvert choisit d’écrire « nonviolence » sans trait d’union. Il précise dans son livre que l’usage régulier du terme « non-violence » en deux mots séparés par un trait d’union a pour inconvénient de mettre l’accent sur l’absence de violence. La non-violence « désigne surtout les moyens et les stratégies de lutte qui excluent l’usage de la violence […], la lutte politique par des moyens autres que la violence » (Boisvert, 2017, p. 15-16). Il s’agit alors d’une préférence pour une absence de violence. Le choix d’un terme en un seul mot, sans trait d’union, permet d’évoquer une idée plus englobante et positive. La nonviolence est une vision qui implique une bienveillance à l’égard du monde, « une attitude faite de respect profond, d’ouverture et de gratitude, qui cherche à construire ensemble sans dominer ni exploiter » (ibid., p. 16). La nonviolence est donc un refus absolu de toute violence qui, sans exclure les moyens non violents de luttes politiques, prône un monde où la violence est impensable. En raison de la position soutenue par l’ACAT, nous choisissons dans cet article de l’écrire en un seul mot, qu’elle s’applique aux moyens ou au principe.

La nonviolence (NV) repose sur une riche tradition qui peut remonter très loin, mais qu’on fait généralement apparaître au milieu du 19e siècle avec Henry David Thoreau, puis Léon Tolstoï, et surtout au début du 20e siècle avec Mohandas Gandhi, qui « inventa » le terme (en sanskrit) en 1919, puis avec Martin Luther King et bien d’autres qui la pratiquèrent à partir de la mort de Gandhi en 1948.

La nonviolence est un choix, surtout dans une culture qui en est venue à imposer la violence comme réflexe spontané. En ce sens, il s’agit d’un véritable changement de paradigme pour notre société. Elle constitue un choix philosophique à l’égard de l’ensemble du monde. Mais c’est aussi un choix éthique, affirmant la supériorité morale de la NV sur la violence. Enfin, en matière d’efficacité, la NV est un choix politique qui confirme sa supériorité stratégique.

Avant tout, débarrassons-nous de trois préjugés fréquents et tenaces. D’abord, la NV est une utopie : l’histoire du 20e siècle démontre le contraire. Ensuite, NV est synonyme de démission-lâcheté-passivité (par opposition à ceux qui ont le courage de s’enrôler ou d’aller se battre sur le terrain) : il s’agit d’une mauvaise compréhension de ce qu’est le combat; en outre, le choix de la NV demande plus de courage que celui de la violence. Enfin, la NV est moins efficace que la violence : voilà un autre préjugé démenti par l’étude rigoureuse et systématique des conflits depuis 1900, où la NV s’est révélée être deux fois plus efficace que la violence ! Le principal obstacle à l’adoption de la NV est notre résistance encore profonde à oser penser différemment. Pourrions-nous lutter contre le terrorisme par la NV ? Est-il possible d’être un (vrai) pays sans armée ? Et que dire d’une police désarmée ? Dans les trois cas, OUI, C’EST POSSIBLE, parce que cela existe déjà, que c’est nécessaire et que les évolutions profondes vont dans ce sens-là. Il est donc primordial de décoloniser notre imaginaire. C’est là l’objectif du livre de Dominique Boisvert.

Dans son ouvrage, M. Boisvert prétend que le temps de la NV est venu dans notre monde – ce monde de Trump et de Poutine, du terrorisme et du soi-disant État islamique, des menaces imminentes, des changements climatiques et des armes nucléaires, et surtout, en ce qui nous concerne, un monde cruel où les prisonniers d’opinion sont torturés, où les personnes vulnérables sont maltraitées et où l’usage de la force par les policiers, gardiens de prison et soldats est trop souvent excessif. Cette affirmation repose sur deux constats surprenants : a) la violence n’a jamais cessé de décliner depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui (voir le livre de Steven Pinker dans les sources à la fin de ce texte); b) la NV est historiquement deux fois plus efficace que la violence (voir le livre d’Erica Chinoweth et Maria Stephan).

L’histoire de la violence présentée par Pinker est révélatrice et convaincante. En fait, la violence ne cesse de diminuer (et de façon importante), non pas en nombre d’occurrences (à cause de l’accroissement démographique spectaculaire) mais en proportion. Chaque être humain qui naît n’a jamais eu aussi peu de probabilités de mourir en raison de la violence. Ce constat, encourageant pour la NV, n’est pas tant le résultat d’un choix que la conséquence de l’évolution claire (jusqu’ici, du moins) vers une collectivisation de l’humanité – pensons aux travaux des Nations unies au 20e siècle, plus spécifiquement à la Déclaration universelle des droits de l’homme – accompagnée par une délégation de la violence « légitime » à des organes spécialisés de l’État (justice, police, armée).

Le deuxième constat est porté par la recherche des universitaires américaines Erica Chinoweth et Maria Stephan, et constitue LA grande nouveauté. Pour la première fois, et de manière rigoureuse et systématique, les deux chercheuses étudient l’efficacité relative de l’ensemble des conflits dans le monde, selon qu’ils ont été menés avec les moyens de la violence ou ceux de la NV. Les conclusions sont surprenantes et significatives sur tous les plans. D’une part, les conflits nonviolents ont deux fois plus de chances d’atteindre leurs objectifs, en tout ou en partie, que les conflits violents. D’autre part, les probabilités que les conflits débouchent sur une démocratie et ne reprennent pas par la suite sont beaucoup plus grandes avec la NV qu’avec la violence. Enfin, le recours à la NV augmente continuellement avec les années – une croissance de plus de 80 % depuis les années 1960 (ibid., p. 42) –, et l’efficacité des conflits nonviolents ne cesse de croître, alors que l’efficacité des conflits violents diminue pendant la même période.

Ce n’est donc pas par hasard que le Conseil pontifical Justice et Paix a parrainé, avec Pax Christi International, la conférence internationale « Non-violence et paix juste », tenue du 11 au 13 avril 2016 à Rome. Cela témoigne de cette évolution mondiale en faveur de la NV. Dans cette conférence, l’Église catholique est publiquement passée de la notion de « guerre juste » à celle, radicalement nouvelle, de « paix juste ». En effet, le message évangélique en est un de NV. Compte tenu de l’histoire de l’Église, intimement liée à celle des États occidentaux, l’idée de la « guerre juste » avait été développée par les catholiques afin de moraliser la guerre, à défaut de pouvoir la condamner (ibid., p. 85). À la suite de cette conférence, le pape François s’est adressé aux croyants lors de la 50e Journée mondiale de la paix, le 1er janvier 2017, déclarant qu’aujourd’hui, être « de vrais disciples de Jésus signifie adhérer également à sa proposition de non-violence » (pape François, 2017). Enfin, il a officiellement constitué le Dicastère pour le service du développement humain intégral. Ce nouvel organe a une large mission qui concerne « la justice et la paix, le progrès des peuples, la promotion et la protection de la dignité et des droits humains, spécialement, par exemple, ceux concernant le travail, y compris celui des enfants, le phénomène des migrations et l’exploitation des migrants, le commerce de vies humaines, l’esclavage, l’emprisonnement, la torture et la peine de mort, le désarmement ou la question des armements, ainsi que les conflits armés et leurs conséquences sur la population civile et sur l’environnement naturel » (pape François, 2016). Cela s’inscrit bien entendu dans le sillage tracé tout au long du 20e siècle par des organismes chrétiens comme l’ACAT. Mais l’adoption officielle d’une doctrine de la NV par l’Église catholique concrétise un changement de paradigme décisif, dont les répercussions pourraient influencer le monde pendant de nombreuses années.

Ce changement au sein d’une institution reconnue pour son conservatisme nous expose une fois de plus l’évolution de l’humanité – qui n’est pas née nonviolente, et qui peut le devenir. Cependant, le changement par des organes officiels devance bien souvent la transformation des mœurs sur le terrain. L’exemple de la Convention contre la torture en est la preuve. Et c’est là une des limites du livre de M. Boisvert. Selon lui, nous en sommes venus à ce que la torture et l’esclavage perdent toute légitimité (Boisvert, 2017, p. 90) – ce qui devrait arriver à la violence en général, et à la guerre en particulier. Et pourtant, près de 35 ans après l’adoption de la Convention contre la torture dans le cadre des Nations unies, plus de la moitié des pays du monde pratiquent encore la torture. Il est à espérer que la transformation des esprits s’empare de tous et toutes, afin que l’on affirme, à l’unisson, le refus absolu de cette violence d’État tout à fait abjecte. En nommant « torture et traitements cruels, inhumains et dégradants » des situations souvent camouflées sous divers euphémismes (maltraitance des aînés, techniques alternatives d’interrogatoire ou instruments de contrainte, par exemple), les militantes et militants s’appuient sur une convention internationale pour manifester la nonviolence qui est à la source de leur engagement.

Réflexion de Nancy Labonté, coordonnatrice – en collaboration avec Dominique Boisvert

Sources
Boisvert, Dominique. 2017. Nonviolence, une arme urgente et efficace. Écosociété.
Chinoweth, Erica, et Maria Stephan. 2011. Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict. Columbia University Press.
Pape François. 2016. Statut du dicastère pour le service du développement humain intégral. w2.vatican.va/content/francesco/fr/motu_proprio/documents/papa-francesco_20160817_statuto-dicastero-servizio-sviluppo-umano-integrale.html
Pape François. 2017. La non-violence : style d’une politique pour la paix (message du pape pour la célébration de la 50e journée mondiale de la paix). w2.vatican.va/content/francesco/fr/messages/peace/documents/papa-francesco_20161208_messaggio-l-giornata-mondiale-pace-2017.html
Pinker, Steven. 2012. The Better Angels of Our Nature: Why Violence Has Declined. Penguin Books. [Une traduction a été publiée en 2017 : www.arenes.fr/livre/la-part-dange-en-nous/]