On pourrait parler longuement de la valorisation de la violence dans notre société. De façon subtile, sournoise ou éhontée et explicite, différentes institutions ou constructions sociales nous encouragent dès le plus jeune âge à être séduits par la violence comme spectacle, à l’associer au pouvoir, à la virilité et à la force. La fascination pour la violence est une suggestion oppressive et patriarcale, qui laisse tomber trop facilement la recherche d’une émancipation véritable des êtres humains.
La nonviolence est une prise de position ferme et critique contre cette violence systémique, qu’elle soit physique ou économique. Elle mérite notre attention dans toute lutte émancipatoire pour deux raisons fondamentales : la nonviolence combat la violence des oppressions, qu’elle juge intolérable, et en intégrité avec sa nature-même, elle nous suggère certains moyens d’actions et modes d’organisation en cohérence avec ce combat.
Le fondement de la nonviolence n’est pas de rêver naïvement d’un monde sans violence, et encore moins de subir sans broncher la violence qui est perpétrée contre nous parce que nous refusons de répondre par la violence à notre tour. La nonviolence, plutôt qu’une réponse simple, est un questionnement cohérent et radical qui permet de rechercher la meilleure réponse aux oppressions. Elle se transpose dans des actions qui cherchent à atteindre les racines des violences et des oppressions, plutôt que de réagir par une contre-violence parfois hautement superficielle.
« Finalement, c’est la violence qui est une utopie : elle existe partout, mais jamais elle n’atteint la fin qui prétend la justifier » (Gene Sharp, théoricien de la nonviolence)
Il est juste de dire que la nonviolence comme philosophie et comme stratégie de lutte n’offre aucune garantie particulière de protection contre la violence systémique ni contre celle potentiellement employée par le pouvoir pour contrer le mouvement de résistance. Pourtant, cette approche de la lutte a démontré son potentiel et son efficacité à de très nombreuses reprises, au Québec comme ailleurs, dans des contextes et pour des revendications très diverses. « Il est souvent considéré que la lutte nonviolente ne peut être efficace que si elle est utilisée contre des institutions démocratiques et humanitaires, mais cela est faux. Il est arrivé que la lutte nonviolente soit employée pour combattre des régimes politiques brutaux et dictatoriaux. » (Sharp, la violence sans force).
Au moins une bonne nouvelle : si la violence est partout autour de nous, les stratégies et tactiques de lutte nonviolentes sont elles aussi plus omniprésentes qu’on ne le croit. Il s’agit de tous les moyens employés pour arriver à une fin en refusant de s’attaquer à l’intégrité physique ou morale de l’adversaire, en autres mots, à son humanité. Du flash-mob à la pétition, du boycott à l’action directe, de la manifestation à la grève générale, en passant par le blocage, l’occupation ou le sabotage matériel nonviolent, et bien sûr, par la désobéissance civile, la nonviolence suggère une panoplie de moyens. Nous vivons actuellement un moment important dans lequel de tels moyens portent bien des possibilités!
→ Un répertoire des moyens de l’action nonviolente, (probablement incomplet et potentiellement infini!), élaboré par l’Institut Albert Einstein.
« Ce dont nous avons besoin au Québec, si les gens doivent croire dans un futur qualitativement différent, est notre version d’une politique de « désordre constructif ». (…) L’action directe est l’instrument qui peut desserrer l’emprise de la pensée traditionnelle à la base de notre société en introduisant une turbulence, une passion, une excitation, un engagement militant. » (Dimitrios Roussopoulos, Noir et Rouge)
La nonviolence comme engagement à agir!
La nonviolence n’est pas simplement l’absence de violence, et elle n’est surtout pas l’absence d’action face à la violence subie. Elle est la prise de conscience profonde que la « déshumanisation » de tout être humain qui s’opère lorsque violence lui est faite est absolument intolérable; à partir de cette prémisse, il faut agir contre cette violence, et non pas rester soumis, indifférent ou passif! S’il importe d’agir, de prendre position contre les violences (physique, structurelles, évidentes ou subtiles), c’est que l’inaction équivaut à la complicité. Les techniques nonviolentes se basent sur « la croyance que l’exercice du pouvoir dépend du consentement des gens », que ce pouvoir soit démocratique, dictatorial ou informel (Gene Sharp, power and struggle). De la force de travail aux impôts, en passant par les facteurs intangibles comme le conformisme et l’obéissance, chacun et chacune d’entre nous collabore au pouvoir en place en lui fournissant ce dont il a besoin pour s’exercer. Il faut donc agir et refuser de collaborer à l’injustice et à la violence exercée par le pouvoir, autant que cela est possible.
« Face aux situations de violence qui aliènent, mutilent et font mourir les hommes, face à l’intolérable, la tolérance est une complicité criminelle. Elle est une démission, une fuite devant ses propres responsabilités. » (Jean-Marie Muller)
Nonviolence et pacifisme
La nonviolence souffre souvent de ce que les gens la confondent avec le pacifisme. Ce n’est pas l’idée de la paix qui donne mauvaise presse au pacifisme (et à la nonviolence pour ceux et celle qui la connaisse mal), mais bien ce que le pacifisme ne suggère pas devant l’injustice et l’oppression. Le pacifisme, lorsqu’il est compris comme une attitude de passivité, de soumission et de victimisation est – à juste titre! – très peu intéressant pour toute personne militante qui entend lutter contre les injustices et tenter d’améliorer le sort réservé aux êtres humains. Les pacifistes sont soupçonnés par plusieurs « préférer n’importe quelle paix à n’importe quelle guerre » (Jean-Marie Muller).
De multiples mouvements pacifistes sont issus de l’entre-deux-guerres; plusieurs étaient alors fondés sur les bases d’une émotivité bien compréhensible, réagissant aux horreurs à grande échelle de la première guerre mondiale. Or ces mouvements ne proposaient pas de façon de combattre efficacement la guerre et la violence, et cette impuissance a vu monter le nazisme en Europe, jusqu’à ce que l’horreur incroyable ne se répète encore une fois, en pire… C’est à cette époque que le pacifisme fut associé à la servilité, à la collaboration et à une morale dangereuse servant les intérêts dominants. Romain Rolland ne mâchait pas ses mots à ce sujet : « le pacifisme geignant est mortel pour la paix. […] Il ne suffit pas de répéter ‘paix! paix!’. On dirait des troupeaux qui bêlent. Leurs bêlements n’attendrissent pas le boucher! ».
L’erreur d’associer la passivité servile et l’action nonviolente est donc très répandue, principalement parce que dans les deux cas, il n’y a pas usage de violence physique. La nonviolence ne mérite pas cette mauvaise presse, puisqu’elle implique un positionnement positif et convaincu de résistance active à la violence. De nombreux et nombreuses activistes ont connus les préjugés et les répugnances d’autres militant-E-s à cause de cette confusion. La féministe radicale et activiste nonviolente Marion Bromley (États-Unis, 1912-1996) parle d’expérience : « Celles d’entre nous qui adhéraient aux stratégies de lutte nonviolente dans les années 1940, nous nous sommes désignées à cette époque comme « pacifistes radicales » (…) La nonviolence est loin d’être une attitude passive ou de soumission par rapport à la violence et à l’oppression. C’est plutôt une attitude de résistance à l’oppression, d’engagement à la lutte pour la liberté, pour la nôtre et pour celle des autres. » (Feminism and nonviolent revolution, paru dans Reweaving the web).
Une force accessible à tous et à toutes
Les stratégies de lutte nonviolente ont aussi, dans de nombreux cas, l’avantage de porter un espoir concret pour l’ensemble d’une population en résistance à une injustice ou une oppression. En effet, il est de nombreuses situations dans lesquelles le groupe en résistance a peu de chances s’il prend les armes pour combattre le pouvoir violent et répressif qui tente de se maintenir. Avec la force violente, c’est effectivement toujours le plus fort qui l’emporte. Les stratégies de lutte nonviolente non seulement tiennent compte de la dissymétrie entre les « forces brutes » des résistant-E-s et de l’adversaire, mais elles comptent bien contourner ce déséquilibre en fondant la « force » des résistants sur autre chose que les armes et la violence. Ainsi, un très grand pouvoir et une très grande force résident en l’expression, l’action directe, la non-collaboration ou la désobéissance civile en remplacement de la violence comme outil de lutte.
La nonviolence offre aussi une possibilité de rendre la lutte véritablement inclusive, ce qui ne manque pas d’affecter positivement le résultat de la lutte en cas de gain. Contrairement à la lutte armée traditionnelle et ses structures hiérarchisées, la lutte nonviolente tend à inclure tous ceux et celles qui veulent y participer, ainé-E-s, enfants, femmes, hommes, gais, lesbiennes, minorités ethniques, etc. La nonviolence permet d’inclure tous les membres du groupe en résistance dans la lutte, sur une base égalitaire et respectueuse des limites de chacun-E-s. Elle tend aussi vers l’empowerment des participant-E-s, la prise de conscience de leur pouvoir et le dépassement de leurs peurs. La force de l’approche nonviolente est donc de reposer sur le courage et la détermination de tous et toutes, plutôt que sur des leaders et des élites.