Écrit par Philippe Duhamel
Personne ne viendra contredire que l’utilisation d’une diversité de tactiques, lorsqu’elles sont bien choisies, offre de multiples avantages. Suffisent à le prouver les nombreuses luttes à qui cette diversité a réussi. L’agencement séquentiel de plusieurs tactiques allant de manifestations créatives aux pressions extraparlementaires, en passant par les boycottages secondaires et la désobéissance civile, est une caractéristique fondamentale que partagent d’innombrables campagnes réussies.
C’est pourquoi les militantes et les militants nonviolents insistent depuis des décennies sur la nécessité de connaître un répertoire d’au moins 198 méthodes d’action et de savoir les ordonner de façon astucieuse.
Malheureusement, de sérieux glissements de logique ont présidé à l’établissement d’un cadre de manifestation appelé « Respect pour la diversité des tactiques ». J’impute directement à l’approche appelée « Diversité des tactiques » l’échec de mobilisations comme celle qui voulait entraver la Convention nationale du Parti républicain (RNC) à St-Paul (Minnesota, USA) au mois de septembre 2008.
Qu’est-ce que la « Diversité des tactiques »?
« Ce que nous créons ici fera dévier la convention, si bien qu’elle ira se fracasser dans l’insignifiance. »
Diversité des tactiques : Une tactique est une pratique pour atteindre un but. On peut « faire flèche de tout bois » et ce principe veut que, bien qu’il soit possible de déterminer et de ne pratiquer qu’un seul type de tactique, nous choisissons de laisser la tâche de policer les tactiques à la police. Nous n’attaquerons pas nos consoeurs et nos confrères parce qu’ils utilisent des tactiques qui ne sont pas les nôtres. Avoir la diversité des tactiques signifie que nous sommes globalement plus forts.
— Énoncé du RNC Welcoming Committee et du site « Crash the convention ».
Si vous ne savez rien du « Respect pour la diversité des tactiques », vous trouverez ici ce qui constitue probablement l’énoncé le plus élaboré à ce jour sur la « Diversité des tactiques ». Vous y trouverez plusieurs vérités de La Palice (des tactiques différentes, appliquées ensemble, peuvent se compléter), des demi-vérités (tout le monde ne peut pas penser et agir de la même façon), et des trous noirs aux proportions galactiques d’où ne s’échappe aucune lumière de logique. Examinons-en quatre. [Les traductions sont de nous.]
« Les collectivités en résistance sont souvent minées par des conflits à savoir quelles tactiques sont les plus efficaces ou les mieux appropriées. Ces débats sont d’ordinaire impossibles à résoudre — et c’est une bonne chose »
Malgré sa difficulté, comment éviter un débat visant à déterminer quelles tactiques utiliser, lesquelles ne pas utiliser, de préférence en s’appuyant sur une forme d’analyse coûts-avantages? Telle tactique drainera-t-elle les ressources du mouvement? Telle autre tactique nous gagnera-t-elle ou nous fera-t-elle perdre des appuis et des alliances? La tactique nous permettra-t-elle de bâtir une nouvelle phase du mouvement, ou non? Aucun mouvement ne peut grandir, voire survivre s’il refuse de débattre de ses tactiques. Étouffer tout débat tactique peut sembler une option, mais ce n’est certainement pas une solution.
« un mouvement est un laboratoire où tester différentes méthodes; celles qui fonctionnent seront facilement identifiables et deviendront naturellement populaires. »
Au lieu de débattre, de décider et d’appliquer de façon consciente nos choix tactiques, est-ce qu’un concours de popularité s’occupera d’opérer ces choix pour nous? Et si une minorité persiste à utiliser une tactique qui a fait la preuve de son inefficacité, de son impact néfaste ou de son mépris de la solidarité nécessaire au mouvement? Comment le darwinisme tactique opérera-t-il dans ce cas? Avec la multiplication des incidents où des agents de l’État ont été vus en train de vouloir lancer des pierres ou d’inciter à la violence (notamment celui-ci), le mouvement ne risque-t-il pas de mourir avant que les forces policières ne viennent à manquer d’agents provocateurs à envoyer en mission dans les manifs, pour en justifier la répression? La « Diversité des tactiques » facilite l’infiltration et le contrôle de nos mouvements aux mains des forces policières.
« les perspectives politiques plus antagoniques de Malcom X ont obligé les Blancs privilégiés à prendre au sérieux la désobéissance civile non violente de Martin Luther King, Jr. »
Le boycottage des autobus de Montgomery en 1955 ont-ils réussi parce que les Blancs de la ville ont eu peur de la Nation of Islam? Les comptoirs de Grensboro, de Richmond, de Nashville et d’Atlanta ont-ils cessé d’appliquer la ségrégation raciale en raison de la puissance des menaces contenues dans les discours de Malcom? Quand des arguments s’appuient sur l’ignorance historique, ils sont difficiles à prendre au sérieux.
« Aucune tactique ne peut réussir seule; toutes peuvent réussir ensemble. »
Comment ne pas voir que certaines tactiques peuvent — et c’est souvent le cas — se nuire et s’annuler l’une l’autre? Tentez d’inviter à souper une personne végétarienne, musulmane ou juive, avec à la main un gros jambon. Et s’il fallait que cessent des tactiques comme lancer des cocktails Molotov aux policiers, de jeter des pierres aux vitrines des restaurants McDonald’s où est assise une clientèle des classes populaires ou encore démolir les voitures de luxe et fracasser les véhicules des grands médias? Plusieurs estiment que ces tactiques menacent la vie des gens et nuisent gravement à la cause. Pourtant, la « Diversité des tactiques » interdit explicitement l’exclusion de la moindre tactique.
Le refus d’appliquer la moindre consigne ou le moindre choix tactique est le crédo du « Respect de la diversité des tactiques ». Or, l’idée que les manifestations ne doivent souffrir aucune règle collective est-elle si loin du dogme néolibéral voulant qu’aucune réglementation ne vienne entraver les marchés? La politique du laissez-faire propre à la « Diversité des tactiques » ressemble étrangement à l’idéologie qu’elle prétend combattre.
Bien sûr, une diversité de tactiques est généralement une bonne chose. Manger une diversité d’aliments est gage de santé. Mais tout aussi assurément, consommer de la strychnine vous tuera. L’absolu laissez-faire sera mortel.
La « Diversité des tactiques » offre-t-elle une réelle diversité? Offre-t-elle de réunir à la fois des actions violentes et nonviolentes? Comme le verre d’eau tout entier prendra la couleur d’une seule goûte de colorant alimentaire, si seulement 10 %, voire 1 % des manifestants participent aux échauffourées avec les policiers, lancent des pierres et prennent part aux bagarres de rue, comment le résultat peut-il encore s’appeler action nonviolente? La scène dégénère rapidement en scènes typiques et navrantes de batailles à armes inégales et de répression déchaînée. Où se trouve alors la diversité?
Le concept même de tactique implique un choix de méthodes afin d’atteindre un but. Quand on ne voit plus, au final, que les forces policières prenant le dessus et des manifestants en déroute, la « Diversité des tactiques » apparaît simplement comme une cacophonie réactive qui précède la débâcle.
J’en viens à la conclusion que la « Diversité des tactiques » doit être rejetée. Toute personne— qu’elle soit théoricienne, organisatrice, formatrice ou militante — qui connaît la force de l’action nonviolente doit relever le défi que nous présente l’idéologie de la « Diversité des tactiques ». Des publications aussi lues parmi les jeunes activistes d’Amérique du Nord que Pacifism as pathology: Reflections on the role of armed struggle in North America et How Nonviolence Protects the State avec leur sémantique trompeuse, leur lecture fausse et dommageable de l’histoire et leurs syllogismes tragiques doivent impérativement être démontés et mis au jour comme autant de sales besognes. Trop d’énergies précieuses sont ainsi perdues en pur gaspillage. Trop de souffrances et de défaites en sont le résultat.
Engageons-nous dans ce débat vital, qui fait aussi partie intégrante de la lutte. Travaillons ensemble au pouvoir indomptable qu’offrent de nouvelles tactiques nonviolentes à la vigueur exubérante — et véritablement diversifiées —, parce que constamment réinventées.
J’invite vos commentaires.