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L’actualité des luttes non-violentes

Par 

Dominique Boisvert 1 mai 2018 0

Je veux célébrer ici non pas tant la mémoire des luttes non-violentes que la gratitude pour tous ceux et celles qui, à travers d’innombrables combats et sacrifices, ont peu à peu perverti la domination de la violence pour la remplacer, graduellement, par les méthodes et les stratégies de plus en plus performantes de la non-violence.

Une histoire de plus en plus féconde

Pour la majorité des gens, la non-violence évoque spontanément les figures emblématiques de Gandhi, en Afrique du Sud puis en Inde, et de Martin Luther King aux États-Unis. Même s’ils avaient eu des précurseurs (dont Henry David Thoreau et son livre La désobéissance civile de 1849, et les écrits tardifs de Léon Tolstoï), il est vrai que c’est à Gandhi qu’on attribue la création du concept de non-violence à travers deux mots sanskrits : satyagraha ou «force de la vérité» et ahimsa ou «refus de nuisance à l’égard de toute vie».

Comprise d’abord comme le refus de collaborer avec l’injustice (par la désobéissance civile ou l’objection de conscience), la non-violence s’est peu à peu développée à travers toute une panoplie de moyens de lutte qui avaient en commun d’exclure le recours à la violence. Un des grands théoriciens de la non-violence, l’américain Gene Sharp qui est décédé en janvier 2018 à 90 ans, en a distingué près de 200 regroupés sous trois grandes catégories : les moyens de protestation et de persuasion ; les moyens de non-coopération avec l’adversaire ; et les moyens d’intervention directe non-violente[1].

On connaît certains hauts-faits de la lutte non-violente de Gandhi (marche du sel, boycott du tissu et des vêtements britanniques, grèves de la faim, etc.) et de Luther King (boycott des autobus de Montgomery, marche sur Washington, campagne des pauvres, etc.).

Ce qu’on pouvait difficilement prévoir, à l’époque, c’est que ces quelques luttes non-violentes plus médiatisées (Luther King obtiendra même le Prix Nobel de la Paix en 1964) engendreraient autant de rejetons, souvent moins connus, un peu partout à travers le monde : 80% des campagnes de lutte non-violentes qui ont été menées depuis 1900 l’ont été après 1960, soit dans la seconde moitié de la période étudiée[2]. Ce qui me permet d’affirmer, sans hésitation, que l’usage de la non-violence dans les luttes contre l’injustice connaît, surtout depuis le dernier tiers du XXe siècle, une progression exceptionnelle et décisive[3]. Et cela, malgré les apparences médiatiques trompeuses qui ne font leurs manchettes qu’avec les conflits violents qui persistent.

Cette progression de la non-violence n’est pas que quantitative. L’étude universitaire de Chenoweth et Stephan[4] montre, preuves à l’appui, que les luttes non-violentes se révèlent deux fois plus efficaces, en termes de succès total ou partiel, que les luttes violentes, et ce, dans presque tous les types de conflits. Mieux encore, leur efficacité augmente au fil des années, en même temps que leur proportion, alors que l’efficacité des luttes violentes décline symétriquement.

Et au Québec ?

L’histoire de la non-violence au Québec n’est pas tout à fait récente non plus, même si elle souffre, comme au niveau international, d’être largement méconnue.

Dans un important texte d’une vingtaine de pages, datant de 2012[5], le Centre de ressources sur la non-violence (CRNV) retrace une intéressante histoire de la tradition de désobéissance au Québec, faisant remonter les racines de celle-ci au début même de la colonisation, puis à toutes les résistances successives aux diverses tentatives de conscription militaire débutant bien avant le XXe siècle. Pour l’auteur, le peuple québécois a maintes fois manifesté son peu d’attrait pour la guerre, l’armée ou les interventions extérieures. Cette culture, qu’on qualifie peut-être un peu vite de pacifiste, est certainement bien différente de celle qu’on retrouve dans le reste du Canada. Et la violence, sociale, policière ou militaire, n’a jamais eu très bonne presse au Québec (avec l’exception notable du FLQ et de la Crise d’octobre en 1970).

Est-ce à dire que le Québec serait davantage ouvert à la non-violence consciente ou revendiquée ? Je n’irais pas jusque-là, sinon pour constater une certaine connivence possible entre la non-violence et certains traits culturels québécois.

Par contre, la non-violence ouvertement nommée et revendiquée a aussi été présente au Québec à plusieurs reprises[6], et plus particulièrement à partir de la fin des années 1980. C’est là qu’on assiste à la naissance du Centre de ressource sur la non-violence, à celle de Nos impôts pour la paix, puis un peu plus tard à celle de l’Alliance pour une action non-violente qui sera à l’origine de deux importantes actions directes : le blocage du Complexe G à Québec en 1997, puis l’Opération SalAMI à Montréal en 1998.

En 2001 à Québec, à l’occasion du Sommet des Amériques, la cohabitation entre actions directes non-violentes et actions directes «violentes» (qu’on nomme, dans le jargon militant, le «respect de la diversité des tactiques»[7]) a clairement montré ses limites. Ce qui a donné lieu, au cours des années 2000, à d’intéressants (et importants) débats à la fois théoriques et pratiques entre militants voulant combattre l’injustice. Débats qui ont culminé à l’occasion d’Occupons Montréal, à l’automne 2011, dans une intéressante proposition[8] qui fut l’objet de beaucoup de discussions… et d’applications concrètes sur le terrain.

Ce qui nous conduit au printemps érable de 2012, cette mobilisation d’abord étudiante qui s’est rapidement élargie à un mouvement social beaucoup plus large. Malgré certaines confrontations violentes (Palais des Congrès, congrès libéral à Victoriaville, bombes fumigènes dans le métro), il est indiscutable que le printemps érable fut globalement non-violent. Avec des débats intéressants sur ce qu’on peut (et doit ?) nommer «violence» quand des militants choisissent le chemin de l’action directe : violence contre les biens ? contre les personnes ? contre les institutions ? et, dans chaque cas, quel type de violence ?

Hier et aujourd’hui

Faire mémoire des luttes n’a de sens que pour mieux agir aujourd’hui. La nonviolence[9] a plus de pertinence que jamais pour faire face aux défis actuels de notre monde. Et, constat intéressant, elle est mieux connue et de plus en plus utilisée sur tous les continents.

Pour ceux qui en doutent, je recommande la lecture de Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes ? de Srdja Popovic (Payot, 2015). L’auteur, l’un des fondateurs du mouvement Otpor! (Résistance!, en serbe) qui a réussi à faire tomber Slobodan Milocevic en 2000, a fondé en 2004 le Center for Applied Nonviolent Actions and Strategies (CANVAS) qui se spécialise dans la diffusion, la formation et l’application concrète, un peu partout sur le globe, des stratégies non-violentes développées par Gene Sharp.

Ce livre est à la fois un témoignage éloquent et un outil de formation inspirant à propos de la mise en œuvre contemporaine des luttes historiques de Gandhi et Luther King dans des pays aussi divers que la Géorgie, l’Égypte, les Maldives, le Venezuela, la Birmanie ou le Liban. Un voyage à travers la non-violence actuelle, avec ses grandeurs et ses contradictions, ses expériences et certains de ses succès. Mais surtout la preuve que la non-violence se répand, s’organise et continue de s’enrichir chaque jour dans les milieux et les cultures les plus divers.

Ce n’est certes pas la fin des injustices ou de la violence! Mais c’est la démonstration tangible que de plus en plus d’humains ont choisi de renoncer à la violence comme moyen de transformation du monde. Ils ne luttent pas moins vigoureusement, voire radicalement, contre les injustices. Au contraire! Ils choisissent simplement, pour lutter, de ne pas ajouter de violence dans un monde déjà trop violent mais d’avoir désormais recours à une foule de moyens de lutte excluant le recours à la violence, les moyens non-violents, qui s’avèrent d’ailleurs plus efficaces pour atteindre leurs objectifs.

Un petit pas, mais un pas significatif, vers un peu plus d’humanité.

Texte rédigé le 22 février 2018 pour le dossier «Mémoire des luttes» (Relations no 796, mai 2018), mais finalement non publié.

[1] Gene Sharp, La lutte nonviolente, Pratiques pour le XXIe siècle, Écosociété, 2015, pp.49-59.

[2] Erica Chenoweth et Maria J. Stephan, Why Civil Resistance Works, The Strategic Logic of Nonviolent Conflict, Columbia University Press, 2011, 296p.

[3] Comme je l’ai démontré dans mon plus récent livre, Nonviolence, une arme urgente et efficace, Écosociété, 2017, pp.34-38.

[4] Voir la note 2.

[5] https://www.nonviolence.ca/index.php/la-desobeissance-au-quebec/ (consulté le 21 février 2018)

[6] Voir, dans le texte du CRNV, la lutte pour le droit de vote des femmes, l’opposition aux Missiles BOMARCs à La Macaza, la lutte pour le droit à l’avortement autour du Dr Morgentaler, la lutte des expropriés de Mirabel, etc.

[7] Sur le sujet, voir le dossier complet de la revue Alternatives non-violentes, numéro 180, Septembre 2016.

[8] https://www.nonviolence.ca/index.php/occupons-montreal-principes-de-laction-non-violente/ (consulté le 21 février 2018).

[9] L’orthographe, en un seul ou deux mots, a plus d’importance qu’on le croit. C’est l’une des contributions neuves que je propose dans Nonviolence, une arme urgente et efficace et qui permet d’utiliser la nonviolence (en un mot) non seulement pour lutter contre les injustices et les régimes autoritaires, mais également comme réponse à des phénomènes aussi divers que les changements climatiques, les migrations internationales, l’économie néolibérale mondialisée et la gouvernance actuelle du monde.