Écrit par Murray Dubin
Il est étonnant de voir avec quelle rapidité l’armée canadienne peut être transformée en élément clé de la culture canadienne, spécialement en ce moment où nous avons abandonné notre rôle historique de gardien de la paix. Sans débat public, nous nous retrouvons face à une armée combattante prenant de plus en plus de place dans tous les pôles institutionnels qui définissent le Canada. L’armée et le gouvernement Harper tentent de faire de la « mission » en Afghanistan une caractéristique essentielle de notre identité.
La militarisation de la culture canadienne reflète la progression de la fameuse Deep Integration, une initiative de la Bay Street dont l’objectif est de voir le Canada effectivement assimilé à son imposant voisin. Harper et toute la droite canadienne savent que pour adopter les politiques similaires à celles des États-Unis, nous devons introduire au Canada les changements culturels qui serviront de base idéologique à ces politiques.
Au début, quand nous avons envoyé 2000 soldats en Afghanistan, c’était pour nous une grande responsabilité –pas celle de maintien de la paix au sens strict, pas non plus un engagement à prendre part à des combats – et cela a rarement fait la manchette des journaux. Mais, depuis que nous avons adopté un rôle de combattants dans le sud de Afghanistan, notre mission est devenue une part importante de notre menu culturel quotidien. Et notre approche dans ce pays n’est pas plus qu’une copie de celle des Américains : en est la preuve une attitude cavalière de notre gouvernement face à la routine de torture de prisonniers talibans capturés par le Canada et remis au gouvernement afghan.
Le rôle des médias
Nous sommes ici devant un fait crucial: cette tentative délibérée d’altérer notre environnement culturel ne se produirait pas sans la complicité des médias, devenus volontiers des partenaires de cette transformation du Canada.
Concernant le scandale des prisonniers, les médias canadiens ne s’y seraient même pas intéressés, n’eût été d’Amir Attaran, professeur de droit à l’Université d’Ottawa. Dans sa lettre à la Commission des plaintes de la Police militaire, il relevait les pratiques abusives canadiennes concernant les prisonniers. Il a obtenu des informations au sujet de trois prisonniers après s’être prévalu du droit d’accès à l’information. (N’était-ce pas le rôle des médias de mener des enquêtes sur cette affaire?) Quand la Commission a essayé de retracer les prisonniers en question, ils avaient disparu.
Les médias rapportent rarement ce qui se passe dans les centres de détention en Afghanistan. Un article dans un grand quotidien américain dévoile ce que signifient vraiment les mots torture et abus des droits humains, selon un rapport du US State Department. Selon ce rapport, les services de sécurité et les gardiens ont perpétré des exécutions sommaires et des actes de torture¼[incluant] l’arrachement des ongles aux doigts et aux orteils, les brûlures à l’huile chaude, la brutalité, l’humiliation sexuelle et la sodomie. »
Pourquoi n’y a-t-il pas de rapport canadien semblable? Parce que le gouvernement canadien sait qu’en reconnaissant la crise de gouvernance en Afghanistan, les Canadiens s’apercevront que toutes les interventions dans ce pays sont fondées sur des mensonges et vouées à l’échec.
Les médias sont virtuellement silencieux sur la question – mais il y a pire! L’automne dernier (2006), la CBC a entamé la mise en œuvre de ce qui ressemble fort bien à une politique explicite conçue pour redorer l’image de l’armée et minimiser tous les aspects négatifs de la guerre. Peter Mansbridge a coordonné la diffusion de plusieurs nouvelles en direct des bases militaires canadiennes qui n’étaient rien de plus qu’une flambée en relations publiques pour mousser l’image de « nos soldats ». Et bien que la CBC ait consacré des ressources considérables pour sa couverture médiatique en Afghanistan, elle a rarement reconnu que ses reporters travaillaient la main dans la main avec l’Armée canadienne et que ce qu’ils rapportent, à mon avis, semble largement dicté par des officiers chargés de relations publiques pour l’armée.
Que s’est-il donc passé avec le mandat de la CBC d’assurer aux Canadiens des débats originaux sur les questions critiques pour le pays? Où sont les informations sur la police brutale et corrompue d’Afghanistan? Au sujet des camps de réfugiés sans équipement ni soins de santé? Au sujet de l’aide étrangère égarée dans les poches des officiels? Sur le fait que nous ne pouvons plus financer d’autres projets d’aide étrangère parce que l’Afghanistan en absorbe le budget tout entier pour que nous puissions soutenir la politique étrangère des États-Unis?
Cette situation révèle jusqu’à quel point nous sommes naïfs en tant que nation. Le vieil adage « la vérité est la première victime de la guerre » s’applique fort bien dans ce contexte, parce que cette guerre [en Afghanistan] se fonde sur des mensonges dont ceux qui consistent à dire :
– Ça n’a rien à voir avec le pétrole ou des pipelines de pétrole;
– C’est une guerre contre le terrorisme – la vérité: il s’agit d’une occupation à laquelle résistent des militants nationaux;
-Le gouvernement afghan actuel est démocratique – la vérité : beaucoup de personnages importants de ce régime devraient être traduits en justice pour crimes de guerre et d’autres comme seigneurs de la drogue;
-Les filles vont maintenant à l’école – Vraiment? Quel en est le nombre?
-Le bombardement des villages leur assurera la sécurité;
-Nous pouvons « gagner ».
Ce que nous faisons en Afghanistan est insupportable. Mais ce que nous faisons à nous-mêmes n’est pas aussi clair à nos yeux. Nous sommes en train de corrompre les institutions même du Canada, dont notre armée, nos affaires étrangères, notre programme d’aide étrangère et notre radio et télévision nationales. Le pire, c’est que, tant que nous demeurons en Afghanistan, nous sommes en train de corrompre notre culture politique.
Traduction par S. K. Katchelewa