Écrit par www.AntiRecrutement.info
La question de la liberté d’expression est parfois évoquée comme justification pour protéger l’accès aux écoles pour les recruteurs. Certains déplorent qu’ils ne soient pas en mesure de communiquer leur message lorsqu’ils font face à la mobilisation étudiante sur les campus et que les étudiants sont ainsi privés d’un débat informé. Dans une société démocratique, la liberté d’expression devrait-elle avoir des limites ?
À partir de quels critères pouvons-nous juger si un discours est admissible sur la place publique ? Comment savoir si un discours participe à un débat démocratique éclairé? Comment éclairer notre jugement de citoyen lorsque des mineurs sont l’objet de sollicitations de l’armée dans nos écoles?
Les limites légales de la liberté d’expression
Bien que les recruteurs invoquent le droit à la liberté d’expression, ce ne sont pas tous les discours qui sont protégés par ce droit dans une société démocratique. Cependant, l’exclusion d’un discours de la place publique étant toujours une affaire sérieuse dans une démocratie, il est important de fonder nos positions à cet égard sur des critères clairs qui reflètent le consensus social le plus large possible. Pour déterminer quel discours doit être protégé sur la place publique, le premier outil dont nous disposons est celui utilisé par le gouvernement. La Cour suprême du Canada utilise trois critères pour en juger la valeur(1). Pour être protégé, un discours doit :
•participer à la recherche de la vérité;
•participer à la prise de décision d’intérêt social et politique;
•participer à l’enrichissement et
•l’épanouissement personnel.
Les discours qui vont à l’encontre d’un ou plusieurs de ces critères s’éloignent des formes d’expression que vise à protéger la Charte des droits et libertés. Lorsque tel est le cas, même une société ouverte et démocratique est en droit d’exiger que des limites importantes soient posées à l’expression publique d’un discours, voire qu’il soit carrément exclu. Certains précédents de ce genre ont déjà eu lieu au Canada. Par exemple, les interdictions de la publicité trompeuse inscrite dans la Loi sur la concurrence du Québec. Ces restrictions sont acceptées socialement, car elles interdisent des pratiques qui vont à l’encontre de la recherche de la vérité.
Prévenir les abus
En ce qui concerne les limites à imposer à la liberté d’expression, nous pouvons également mentionner les restrictions qui ont été ajoutées sur la publicité liée aux produits du tabac parce qu’ils sont nocifs pour la santé. Ces publicités atteignent souvent un public vulnérable de jeunes issus de milieux défavorisés(2). Le recrutement militaire dans les écoles secondaires présente des points en commun avec ces formes d’expression qui ont été bannies :
•il s’adresse à un public vulnérable;
•les recruteurs omettent de fournir des informations complètes nécessaires à une prise de décision éclairée;
•les campagnes de recrutement font la promotion d’activités à haut risque pour la santé physique et psychologique.
Ajoutons que l’ampleur des campagnes de recrutement et les moyens impressionnants dont elles jouissent sont eux-mêmes des facteurs aggravants. En effet, un jugement porté contre des compagnies de tabac montre qu’un déséquilibre des forces entre ces compagnies et les consommateurs, provoqué par l’importance de leurs moyens publicitaires, « ne les aide pas lorsqu’elles demandent que soit protégée leur liberté d’expression »(3). Cette disproportion induit un rapport de pouvoir et de persuasion évident qui devrait être questionné.
Les recruteurs décrivent-ils avec rigueur tant les avantages que les désavantages de l’enrôlement? Les informations sont-elles données afin que les jeunes soient mieux outillés? Au contraire, visent-elles à limiter le débat par un recours à des astuces publicitaires, à des incitatifs monétaires, ou à des techniques de persuasion? Sans des réponses claires à ces questions, l’école peut difficilement remplir son rôle de filtre entre ses élèves et les sollicitations de toutes sortes dont ils sont l’objet.
Une comparaison éloquente
Si l’on compare l’accès aux élèves qu’ont les recruteurs militaires avec les exigences posées à des chercheurs en sciences sociales qui voudraient distribuer un simple questionnaire dans une école secondaire, le contraste est frappant. Toute recherche scientifique impliquant des sujets humains doit obligatoirement obtenir l’approbation d’un comité d’éthique indépendant avant de prendre contact avec des participants potentiels. Ce comité est chargé de valider l’exactitude de l’information qui sera donnée aux participants et de vérifier que ces derniers, peu importe l’ampleur du projet, auront donné leur consentement libre et éclairé avant de participer à l’étude(4).
Le consentement libre et éclairé signifie que les participants à une étude universitaire connaissent et comprennent les objectifs et le protocole de la recherche dans laquelle ils s’engagent, de même que les risques qui lui sont associés. Le consentement doit impérativement être volontaire et ne souffrir d’aucunes influences excessives pouvant être exercées par privation, par autorité, ou par compensations monétaires importantes. À ceci se conjuguent les précautions à prendre lorsque la recherche implique des sujets mineurs : une situation encore plus délicate qui nécessite également le consentement des parents. De telles balises sont acceptées comme des normes nécessaires et saines par les chercheurs, conscients de l’existence potentielle de rapports de pouvoir entre eux et les participants à leurs recherches, rapports pouvant engendrer des abus.
Le présent dossier sur le recrutement militaire dans les écoles démontre que l’armée canadienne ne se sent pas tenue de respecter les principes du consentement libre et éclairé avec les jeunes. Les parents ne sont pas informés de la venue de recruteurs ; le contenu de l’information véhiculée auprès des élèves ne reçoit aucune validation indépendante ; personne ne s’assure que les jeunes consentent à être exposés à de tels discours et aucune mesure ne vient mitiger l’écart de pouvoir évident entre les recruteurs et les élèves.
La vulnérabilité du public mineur, le déséquilibre qui existe entre les moyens de la machine militaire à recruter et les publics visés, de même que les informations incomplètes ou carrément trompeuses véhiculées dans la publicité militaire sont tous des facteurs allant à l’encontre du recrutement dans les écoles. Il est inconcevable que les portes soient ouvertes aux recruteurs sans que l’école (les administrateurs, les éducateurs, les parents, les élèves et la communauté qui l’entoure) n’ait entretenu un dialogue à propos de ce qu’elle juge être un discours acceptable ou inacceptable à y être véhiculé. Les critères énoncés plus haut nous semblent former une bonne base de départ pour une discussion à cet égard. Ils présentent l’avantage de ne pas simplement reproduire des clivages entre « pro-militaires » et « anti-militaristes » qui peuvent déboucher sur des dialogues de sourds.
L’objectif est simple : énoncer clairement les standards de vérité et de pertinence sociale attendus par toute la communauté scolaire et filtrer les discours qui ne répondent pas à ces standards avant de mettre l’école au service de l’institution militaire.
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1. Critères provenant du jugement rendu en 1989 dans la cause Irwing Toy Limited, qui a limité la publicité dirigée vers les enfants.
2. « Argumentation du procureur général du Canada devant la Cour supérieure du Canada », Campagne contre le tabagisme, Santé Canada.
3. Jugement dans la cause « RJR-MacDonald Inc. contre le gouvernement du Canada », 1995
4. « Énoncé de politique des trois conseils », Groupe consultatif interagences en éthique de la recherche, Gouvernement du Canada