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La violence économique

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La vie qui s’assombrie.

Par Martin Hébert.

Il y a des moments de subversion qui sont patiemment organisés et chorégraphiés. D’autres sont spontanés et surviennent aux endroits et aux moments les plus inattendus. J’ai souvenir, en particulier, d’une tribune téléphonique sur les ondes de la radio de la CBC un 24 décembre. Le thème se voulait léger : quels sont vos projets pour le temps des Fêtes? Comme attendu, les appels commencèrent à défiler, dans lesquels les auditrices et les auditeurs racontaient comment leurs festivités allaient se dérouler. Soupers en famille, réveillon, voyages, et ainsi de suite étaient décrits avec anticipation et sur un ton jovial.

Mais tout d’un coup, ce tableau bucolique commença à s’assombrir. Une femme, en larmes, se mit à décrire la honte qu’elle éprouvait à se trouver obligée de choisir entre manger ou offrir à ses enfants les cadeaux qu’ils souhaitaient. Ce témoignage franc et émouvant, empreint d’une souffrance profonde, fit sauter les verrous. L’appel suivant, puis un autre encore, et un autre se succédèrent avec des récits et des dilemmes semblables. La pression, le stress et la honte, toujours cette honte à ne pouvoir garder le rythme, à ne pouvoir se joindre à une grande fête de la consommation attisée en frénésie dès le lendemain de l’Halloween et martelée dans l’espace médiatique depuis près de deux mois maintenant.

Il est rare de voir ce genre de désarroi exprimé sur la place publique au Canada. Habituellement, les représentations de la précarité financière sont mieux orchestrées. Aussitôt aura-t-on tendu le micro à une personne dans le besoin, qu’on enchainera avec la présentation de quelque « mesure » mise en place pour palier à la situation. Ou encore, on atténuera l’expérience de la souffrance économique sous des statistiques et indicateurs. Ces moyens de représenter la réalité à grands traits ont leur utilité, mais aussi des limites évidentes.

L’utilisation des banques alimentaires explose. Les demandes de paniers auraient connu une augmentation de près de 10% au cours de la dernière année seulement. L’approvisionnement des banques alimentaires, lui, devient de plus en plus difficile alors que les grossistes tentent d’extirper la dernière goutte de profit possible de leurs stocks en les vendant en lots à des commerces de liquidation plutôt que de les donner à des organismes caritatifs. Ce sont là des tendances hautement préoccupantes. Les mettre en évidence nous permet de saisir la dimension systémique de la souffrance économique, surtout en termes de précarité matérielle. Mais ce n’est là qu’une partie de la réalité.

Une autre partie de cette souffrance est celle qui a percé la surface ce jour-là sur les ondes de la CBC. Elle consiste en un mal-être aux contours plus flous, subjectifs et personnels que celui dont tentent de rendre compte les données économiques. Il est vécu dans l’expérience intime, au moins jusqu’à ce qu’il éclate sur la place publique comme en cette émission du 24 décembre que les producteurs voulaient légère et bon enfant.

Les économistes le qualifieraient sans doute d’« externalité », de conséquence non souhaitée mais inévitable dans le processus d’accumulation capitaliste, au même titre que la pollution ou les accidents de travail. On serait peut-être même tenté d’en faire une condition médicale, une forme d’anxiété à traiter. On en fait certainement une affaire de gestion des finances personnelles, par laquelle le problème est parcellisé en « cas » uniques et individuels. Nous savons cependant que les racines de cette détresse sont plus profondes qu’une simple question de gestion des indicateurs macro ou micro-économiques.

Dès les années soixante Guy Debord, dans La société du spectacle (1967), présente une analyse qui deviendra clé pour notre compréhension des effets profondément aliénants de la publicité. Il a vu la manière dont la vaine croyance selon laquelle nous pensons projeter notre identité et notre individualité dans nos habitudes de consommation cache en fait un rapport inverse et toxique par lequel ce sont plutôt la marchandise et les expériences que nous achetons qui en viennent à nous définir. Elles « éduquent » les consommatrices et les consommateurs, comme on dit.

Qui plus est, ajoutera Jean Beaudrillard quelques années plus tard dans La société de consommation (1970), cette construction identitaire est délibérément maintenue dans un état de perpétuelle instabilité par toute une industrie consacrée à stimuler la demande. La consommation devient ainsi la mesure de notre différence par rapport aux gens qui nous entourent, mais aussi celle de notre propre évolution personnelle. Conserver ses vieilles choses trop longtemps devient alors supposément un signe de stagnation, si ce n’est de régression personnelle et sociale.

L’expression publique des émotions générées par ce système d’insatisfaction perpétuelle mérite attention et respect. La raison pour laquelle l’émission radio de la CBC fut surprenante est que la norme continue d’être la répression de ces émotions, leur refoulement dans l’intime ou dans le cabinet de spécialistes financiers ou de la santé. Mais l’expression de la honte, du découragement, de la colère, de la tristesse, de l’anxiété nous donne à voir les effets d’une économie qui inflige des blessures réelles aux personnes.

En ce moment, la plus grande partie de la population se trouve prise en étau entre les effets de mesures gouvernementales visant à « freiner la demande » et des campagnes publicitaires frénétiques qui vont tout à fait à l’opposé en tentant de faire exploser la consommation, attribuant de surcroit un maximum de prestige aux produits les moins utiles. Les souffrances causées par cet écartèlement ne sont pas conjoncturelles, elles ont des racines structurelles. Le premier pas pour nous en affranchir est de faire de la place à l’expression publique de ce mal-être. C’est là un geste à la fois d’empathie et de rigueur dans l’analyse.