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Contre l’école militaire

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Texte d’opinion publié dans l’édition du 29 mars du journal Le Devoir.

En feuilletant un album de famille dernièrement, je suis tombé sur la photo d’un petit connard serré dans un uniforme vert olive, le béret de laine rouge incliné bas sur le crâne. Il pouvait avoir une douzaine d’années, se tenait droit, pas au garde-à-vous mais presque. Aucune erreur possible, c’était moi. Derrière, le portique peint en blanc de notre maison du bord de mer à Maria.

Je me souviens de la lourdeur et de l’inconfort de cet uniforme taillé dans le genre de grosse laine qui pique, gratte, démange, de l’envie éprouvée à la vue des confortables battle-dress de toile kaki arborés avec aisance par certains officiers. Nous ne nous réunissions pas dans le gymnase de l’école Saint-Donat, dont le toit s’est malencontreusement écroulé ce Samedi saint sous le poids de la neige accumulée, mais dans celui de l’école Saint-Paul, distante d’environ un demi-kilomètre. L’école Saint-Paul où je suis passé en l’espace de quelques années d’une mère supérieure qui sonnait la fin de la récréation à la mitaine avec une cloche à une poignée de glapissants petits officiers n’ayant apparemment rien de mieux à faire que de passer leurs soirées à nous crier après. À gauche touuuur-nez! À droite touuuur-nez! Pas cadencéééé… marche!

Ils nous ont tellement fait taper du pied, claquer du talon, que c’est un miracle si le toit de cet autre gymnase ne nous est pas tombé sur la tête. Que n’ai-je pas plutôt traversé la Cascapédia pour aller chez les Mi’kmags, où j’aurais au moins pu devenir agent secret, comme Piel dit Petijo («la morue») Maltest, le Norman William de Jacques Godbout, transformé en super-Indien par son passage dans le petit cimetière de Gesgapediac et aujourd’hui recyclé en pédophile en fuite au Nicaragua, après avoir, au fil des années, aidé les poseurs de bombes felquistes du réseau Geoffroy à s’enfuir à l’étranger, vendu des hôtels pour le roi Fayçal d’Arabie, été mêlé à un mystérieux trafic de traites bancaires en lien avec l’irangate et collaboré avec les services secrets français et américains à la libération de l’enclave pétrolifère angolaise du Kabinda. Et j’en passe. Si la vie t’intéresse…

Valcartier
Au camp de Valcartier, dont la vocation était à l’époque de fournir le gros des unités de combat envoyées à Montréal écraser de possibles insurrections séparatistes, le toubib de la troupe m’a trouvé les pieds plats et renvoyé chez moi, en compagnie de Claude Guité de Maria qui doit encore s’en souvenir: on nous donna vingt beaux dollars de la reine pour prendre l’autobus et manger en chemin, de quoi nous sentir enfin un peu importants après toutes ces heures passées à se faire crier par la tête. Le retour s’effectua dans la bonne humeur, ces deux jours de vie de garnison ayant amplement suffi à faire de nous, deux gars en vacances: en congé de petite affirmation mâle, d’abrutissement calculé, de vulgarité structurelle, d’instinct de meute, de chants paillards et d’une incroyable variété de minuscules cochoncetés en tous genres.

J’ai deux souvenirs du grand dadais qui était le lieutenant-colonel de notre corps de cadets. Le premier: je le revois raconter au fils du garde-chasse, son inférieur en grade, comment il s’y prend pour achever les chevreuils braconnés dans les ravages de l’arrière-pays, et il roule les yeux et se sort la langue comme un cerf qui pousse son dernier soupir. Le second souvenir est une rumeur que j’ai entendue des années plus tard et qui décrivait la manière dont ce même galonné avait immobilisé sa voiture le long d’une autoroute, en était sorti avec une caisse de bière et une .22 et s’était mis à tirer sur les autos qui passaient avant d’être arrêté par la police. C’était peut-être juste une rumeur, mais elle m’avait fait réfléchir… Être un cadet a d’ailleurs fait de moi, je n’hésite pas à le dire, un être de réflexion.

«Le mouvement des cadets n’enseigne pas aux jeunes à obéir aveuglément, écrivait naguère un monsieur Bailly dans Le Devoir, mais bien à réfléchir car, dès l’âge de 14 ans, le jeune peut obtenir le grade de caporal et a donc déjà quelques responsabilités.» Je lis le mot «caporal» et ça me rappelle une comptine sur la masturbation, telle est l’élévation de la vie militaire. Le texte de Bailly se voulait une réponse à la libre opinion de monsieur Normand Beaudet intitulée «Les enfants-soldats de l’armée canadienne», qui a soulevé une petite controverse. Est-ce que notre armée en était rendue à recruter sa chair à bombes artisanales dans les rangs des cadets? s’est-on entre autres demandé. Je crois surtout qu’on essaie de leur inculquer assez tôt une culture, celle de l’autorité, de l’imbécillité virile et de l’obéissance aveugle, tempérée d’un peu de niaiserie humanitaire. À douze ans, je venais à peine de lâcher mon G.I. Joe. Aujourd’hui, ils ont des jeux vidéo très réalistes pour les préparer à la violence institutionnelle. Leur inculquer cette culture-là, donc, et aussi le sacro-saint esprit de corps sans lequel rien n’est possible. C’est en son nom que vous protégez vos petits copains de la GRC qui ont commis des actes illégaux, que vous traversez la patinoire pour bourrer de coups de poing quelqu’un qui ne vous a rien fait.

Nous, écrivains, à part d’être solidaires de notre pote Péan à l’UNEQ, possédons très peu d’esprit de corps. Les plumitifs de toutes les époques ont connu plus que leur part de problèmes avec la corporation des bidasses. C’est donc à une longue tradition au sommet de laquelle trône le Ferdinand Bardamu de Céline que l’écrivain mexicain Guillermo Fadanelli vient d’ajouter. Dans Éduquer les taupes, il raconte l’histoire (autobiographique, nous dit-on) d’un petit garçon que son père enrôle dans une école militaire de Mexico.

Ce livre, c’est d’abord, en toile de fond, Mexico elle-même, la mégapole en pleine croissance des années 70, assise sur les centaines de cadavres de ses étudiants sacrifiés sur la place Tlatelolco (le Tiananmen mexicain) en 1968, un peu comme si de Gaulle avait fait mitrailler les barricades du Quartier latin. «À cette époque, au milieu des années soixante-dix, les gens enfantaient désespérément, comme si en engendrant des enfants ils pouvaient être quelque chose de plus que ce qu’ils étaient, ou se guérir d’un cancer métaphysique: dans les années soixante-dix, on crachait moins qu’on n’accouchait. Les femmes enceintes, surexcitées, n’en finissaient pas de remplir à ras bords le pays d’enfants maigres et affreux.» Je parlais de Céline. Dans cette dernière phrase, on croit presque entendre des échos de l’imprécateur de Meudon.

C’est un ouvrage dont la lecture, sans être une expérience capitale, se révèle agréable, pour la bonne raison que la haine viscérale et sans concession de l’auteur à l’endroit des petits soldats, son dégoût de «l’odeur de miasmes de la meute» sont en soi réjouissants et toniques. Sur l’omniprésente obsession de la testostérone cultivée par les corps de cadets: «[…] tout dans cette maudite école se concentrait sur les testicules. Les cieux, la terre, le feu, la création entière avait son origine dans ces boules ridées.» Sur l’exploitation systématique du plus faible, le douteux humour militaire et la guerre aux tapettes: «L’humanité s’est amusée ainsi pendant des siècles, cela finira-t-il un jour?»

Il est peu de pays au monde où être comparé à un chien peut être reçu comme un compliment, au Mexique moins qu’ailleurs. C’est pourtant le nom que reçoivent les cadets des écoles militaires latino-américaines, et le livre de Fadanelli souffre de la comparaison avec le chef-d’oeuvre de Vargas Llosa sur le même sujet: La Ville et les Chiens. Mais comme ces «officiers [qui crient] pour se faire entendre, même s’ils se [trouvent] à deux mètres de vous», il faut continuer, le dire et le répéter, bien fort: votre autorité est une farce.

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L’œuvre mentionnée:
Éduquer les taupes
Guillermo Fadanelli. Traduit de l’espagnol par Nelly Lhermillier,
Christian Bourgois, Paris, 2008, 159 pages