L’importance de démêler les choses !
On parle beaucoup de désobéissance ces temps-ci : civile, citoyenne, non violente, etc. Même un député provincial choisit de contester ouvertement une loi et accepte d’être arrêté en conséquence. Il serait peut-être temps de clarifier un peu de quoi on parle.
Pas question, en si peu d’espace, d’aller au fond des choses : la revue québécoise Relations a consacré, en septembre 2010, no 743, un dossier complet à ce sujet. Mais on doit au moins débroussailler un peu le paysage!
Vivre en société
Toute société a besoin de règles pour fonctionner (feux de circulation, impôts et taxation, étiquetage des produits, etc.). Et toutes ces règles reposent sur l’adhésion volontaire ou imposée (par la crainte des sanctions), consciente ou non, des citoyenNEs. Tout démocrate acceptera, je crois, cette nécessité (et le bienfait que cela représente) d’une société et de ses règles pour notre vivre-ensemble collectif. Désobéir à ces règles collectives ne peut donc jamais être un acte anodin, une simple passade ou impulsion, sous peine de n’être plus que délinquance répréhensible.
Bien sûr, chaque acte de désobéissance ne sera pas également réfléchi et prémédité par chacun des individus qui s’y associe. Mais il reste que c’est l’intention qui détermine, pour une très large part, le caractère plus ou moins acceptable de la désobéissance, au niveau légal comme au niveau éthique. Commençons par le plus facile : une loi qui imposerait ou autoriserait quelque chose de totalement inacceptable pour une majorité claire de la population (tuer, torturer, frauder) devrait être « désobéie » par tout le monde. Même chose si l’autorité qui a pris la décision est illégitime : comme dans le cas d’un envahisseur étranger ou d’un dictateur sanguinaire qui voudrait imposer sa volonté. Il n’y aura guère de discussion là-dessus.
La question devient plus difficile si l’objet de la loi (ou du règlement) ou si l’autorité qui veut l’imposer fait l’objet d’un large débat social : la législation peut très bien être adoptée en toute légalité, l’acceptation sociale risque de faire défaut et de rendre l’adhésion ou l’obéissance à la loi beaucoup plus problématique (la loi 78 en est un parfait exemple). Un très grand nombre des décisions collectives font partie de cette dernière catégorie : il n’y a pas de consensus social autour de la question (ou de la légitimité de l’autorité) et une fraction de la population, plus ou moins importante selon le cas, est défavorable à la décision prise. Dans quels cas devient-il justifiable, acceptable, voire même impératif de désobéir à une telle décision? Quand désobéir?
Les possibilités de situations sont illimitées : il faut donc trouver des critères utiles et acceptables qu’on pourrait appliquer à ces situations diverses et qui permettraient de guider nos choix. En me basant sur la réflexion éthique et philosophique qui a été faite sur la question, j’en proposerais six :
- l’action doit être une « infraction » consciente et intentionnelle (ce qui la distingue d’un acte posé par mégarde, ou sans conscience qu’il était interdit);
- ce doit être un acte public et transparent (« à visage découvert ») : c’est ce qui la différencie fondamentalement d’un comportement criminel ou délinquant qu’on cherche habituellement à dissimuler; et c’est donc un acte dont on assume à l’avance toutes les conséquences;
- c’est un geste, individuel ou collectif, ouvertement politique (dans lequel l’intérêt personnel ne joue aucun rôle et où l’intention vise clairement l’intérêt collectif) : on choisit de défier une règle dans le but de convaincre l’autorité (ou une majorité des concitoyenNEs) que cette règle est inacceptable et devrait être modifiée dans l’intérêt de tous;
- la désobéissance doit être pacifique ou non violente, ce qui n’exclue pas qu’elle exerce un véritable rapport de forces : c’est aussi une caractéristique essentielle de la désobéissance civile, puisqu’il n’est pas question d’utiliser nous-mêmes la violence que l’on conteste chez l’adversaire; et c’est aussi l’une des raisons pour laquelle on l’appelle « civile » puisqu’elle est empreinte de civilité, de respect et d’intérêt pour la collectivité, le bien commun;
- c’est un geste le plus souvent posé en fonction de « principes supérieurs » : le « désobéisseur » agit au nom de sa conscience, de ses convictions profondes, que celles-ci soient d’ordre religieux (« obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes »), philosophique ou constitutionnel (les Chartes des droits ou la Constitution ayant préséance sur les lois individuelles);
- c’est enfin, pour plusieurs, un geste ultime, de dernier recours : on ne s’y résout qu’après avoir d’abord utilisé les moyens habituels de contestation (dialogue, pétitions, pressions politiques, recours légaux quand ils sont accessibles) et que pour des lois et règlements qui sont importants.
On voit bien que la désobéissance civile n’est pas une partie de plaisir (ne fût-ce qu’en raison des sanctions auxquelles on s’expose), ni une décision qu’on improvise sous l’impulsion d’un coup d’adrénaline. C’est un choix citoyen réfléchi pour une société qu’on veut meilleure.
Désobéissance à géométrie variable
La désobéissance civile est un acte qui doit être clairement distingué de toute infraction criminelle ou pénale qu’on associe généralement à la violence (méfait, vandalisme, entrave au travail policier, etc.). Même s’il arrive que les policiers accusent, souvent à tort, les « désobéisseurs » de ce genre d’infractions précisément pour « étoffer » des arrestations qu’ils trouvent plus difficiles à faire pour le simple motif de « désobéissance ».
On doit aussi distinguer la « désobéissance pacifique » de la « désobéissance nonviolente » : la première fait référence à l’absence de confrontation ou de violence et est souvent le fait d’une organisation spontanée (comme les manifestations de casseroles), alors que la seconde fait partie d’une stratégie organisée et planifiée à l’avance, impliquant souvent une formation préalable pour les participantEs et un engagement ferme envers la nonviolence (qui est plus large que la simple absence de violence), comme les manifestations organisées contre l’Accord multilatéral sur l’investissement par SalAMI ou le blocage du Complexe G à Québec par les militantEs du Plan G, il y a quelques années.
Dans le conflit social actuel, la plupart des acteurs ont organisé ou souhaité des actions pacifiques (au sens de paisibles, ne donnant pas lieu à de la violence, ni de la part des manifestantEs ni des policiers), mais bien peu d’acteurs ont opté pour des moyens d’actions nonviolents (au sens de stratégies ou de tactiques de lutte s’appuyant sur les principes et l’expérience de la nonviolence).
Il nous faut aussi réaliser à quel point notre réaction face à la « désobéissance » aux lois et règlements est profondément idéologique et influencée par les « idées dominantes ».
Pour n’en donner que quelques exemples, comparons notre réaction à l’utilisation d’un cellulaire au volant avec notre réaction au non respect d’une injonction autorisant le retour en classe : le premier ne paraît-il pas bénin comparé au second, même si le premier est infiniment plus fréquent (et donc banalisé?) que le second? De même, un grand nombre d’entre nous désobéissent à des règles que nous nous sommes collectivement données (port de la ceinture de sécurité, travail au noir, piratage informatique, évasion fiscale, lobbysme ou financement illégal de partis politiques, etc.).
Pourquoi ces désobéissances aux lois seraient-elles mieux socialement tolérées ou plus acceptables que le refus délibéré et ouvert de respecter une loi spéciale forçant le retour au travail ou restreignant, fût-ce de manière temporaire, les droits fondamentaux des citoyens?
Une forme de débat citoyen
Il n’y a pas de véritable différence entre désobéissance civile, civique, citoyenne ou non violente : c’est davantage une question de sémantique que de substance. Ce qu’elles ont toutes en commun, c’est le défi ouvert et délibéré qu’elles posent à l’autorité : votre loi est-elle acceptable pour l’ensemble de la collectivité? Est-elle suffisamment reconnue comme défendant les intérêts du bien commun? La contestation publique de cette loi va-t-elle en renforcer la légitimité sociale ou au contraire en grignoter plus ou moins rapidement la légitimité et l’adhésion?
La désobéissance civile est essentiellement une forme, radicale et exceptionnelle, de participation au débat citoyen. Et c’est le résultat de ce débat citoyen, souvent à plus long terme, qui déterminera qui, de l’autorité ou des « désobéisseurs », avait ultimement raison. C’est ainsi que toutes les principales conquêtes sociales ont d’abord été initiées : abolition de l’esclavage, droit de vote des femmes, journées de travail de 8 heures, égalité des Noirs aux États-Unis, chute du Mur de Berlin, etc.
Ces quelques réflexions ne prétendent évidemment pas vider la question! Nous espérons seulement qu’elles puissent être l’amorce d’un débat nécessaire, non seulement parmi les militantEs engagéEs en faveur du changement social (« Désolé pour le dérangement : on essaie de changer le monde! »), mais également dans l’ensemble de la société. Car la démocratie et les institutions qui l’expriment ne sont jamais figées une fois pour toutes et elles sont présentement soumises, un peu partout dans le monde, à d’importantes remises en question.
Il est évidemment plus facile de vivre dans une société de conformité. La dissidence, les débats, les différences de cultures et de points de vue, tout cela dérange les individus et questionne l’ordre social. Mais cette importance de l’altérité et de la diversité vient avec la modernité, l’urbanisation, les migrations. Et c’est loin d’être fini : si on a quitté nos villages de campagne pour les grands centres urbains, c’est maintenant de plus en plus au niveau planétaire que se jouent les tendances, les enjeux et les décisions à prendre.
S’entendre, à 7 milliards d’humains, sur des règles communes que tous seront prêts à respecter ne sera pas un mince défi! Et la meilleure façon de s’y préparer serait d’apprendre, dès maintenant à notre échelle locale et nationale, à construire ensemble avec nos différences et nos désaccords.
Dominique Boisvert
(à partir d’un échange avec plusieurs militants nonviolents)
9 juin 2012