Par Maria Ciampi
(Traduction libre)
En matinée du 27 août 1986, un bateau norvégien, propriété de la Christensen Canadian African Lines (CCAL) est entré dans le port de Montréal. Le Thorscape transportait des fruits, des légumes et des aliments en conserve en provenance d’Afrique du Sud et six conteneurs d’oxyde d’uranium concentré (le Yellocake). L’origine du Yellowcake est la mine Rossing en Namibie opérée par la corporation britannique Rio Tinto Zinc Corporation Ltd (RTZ) avec la participation de Rio Algom Ltd, son auxiliaire canadien.
Chaque mois, l’uranium arrive dans le port de Montréal où il est transféré des bateaux aux camions et transporté à Port Hope en Ontario. De là, le yellowcake raffiné par la Canadian Crow Corporation, Eldorado Nuclear Ltd (ENL) est vendu au Japon pour usage dans l’industrie nucléaire de ce pays.
Depuis avril, le Réseau d’action directe contre le racisme militaire et nucléaire organisait des protestations variées et des blocus coïncidant avec les convois mensuels.
Le réseau est composé de plusieurs collectifs autonomes appelés groupes d’affinité unis par leur engagement anti-apartheid, pour la paix, anti-nucléaire, environnementaliste, gai et lesbyenne, anti-interventionniste, pour les droits autochtones et dans les mouvements des femmes. Notre groupe se réclame d’un engagement pour une désobéissance civile non-violente qui met l’accent sur des formes directes d’action plus que toute autre méthode de lobbying, comme la signature des lettres, les pétitions, le piquetage ou le vote.
Début d’été, les femmes ont reconsidéré leur rôle en tant que membres du réseau. Nous nous sommes aperçu du fait que nous partagions le même désir d’être plus visibles en tant que participants aux activités du groupe. Nous voulions aussi montrer notre solidarité avec les femmes dont la vie, au quotidien, est compromise par l’extraction d’uranium. De plus, nous avons senti que le fait de travailler ensemble en tant que femmes serait une expérience unificatrice et énergisante. Nous avons formé un groupe d’affinité de femmes et commencé à planifier le premier blocus du port de Montréal.
Après quelques recherches préliminaires, nous avons vu que le plus grand nombre possible de participants était indispensable pour maximiser les chances de succès de la flottille. Un « appel à l’action » a été distribué aux groupes d’activistes à Montréal et les personnes recrutées ont constitué un deuxième groupe d’affinité pour la flotille. Des moteurs d’embarcation étaient empruntés ou loués et les points de lancement étaient vérifiés et un entraînement sur l’eau était tenu pour s’assurer que les plans n’allaient pas échouer.
Le 26 août, le Réseau était en mesure d’obtenir l’estimation du temps d’arrivée du Thorscape : 3 h 00 AM du 27 août. Nous avons décidé que nous avions à opérer de nuit malgré les nombreux risques. Pour ne rien laisser au hasard, les membres du Réseau se sont postés le long du fleuve St-Laurent pour assurer le repérage. Pendant ce temps, les participants à la flotille se préparaient, prêts à agir au moment du signal.
À 4 h00 AM,huit canots étaient rangés sous une pluie battante en attendant que le Thorscape apparaisse. Une heure plus tard, un guetteur a contacté la flotille, annonçant que le Thorscape était à trois miles de la destination. Au moment où le groupe s’apprêtait à lancer les canots, la Police provinciale de Québec et la Police de Boucherville sont arrivées indiquant que les canots n’avaient pas suffisamment de lumière pour la navigation nocturne. L’intervention policière visait un effet certain –La flotille était immobilisée et le Thorscape a pu s’amarrer quelques instants plus tard.
À midi, deux femmes de la flotille ont rejoint un troisième groupe d’affinité qui était formé pour le blocus sur terre ferme. Six manifestants se sont enchaînés à l’entrée pour empêcher l’uranium de sortir du port. Quand la police de la Communauté urabaine de Montréal (CUM) a enlevé les chaînes, les protestataires se sont assis sur la chaussée pour obstruer la sortie des camions. Ils ont été aussitôt délogés par la force et arrêtés en vertu de la loi municipale contre la perturbation à la paix et l’entrave au travail des policiers.
Tout ce qui devait tourner mal durant cette action le fit effectivement. Le Thorscape est arrivé au milieu de la nuit et la pluie n’a pas arrêté. Il y a eu plusieurs déconvenues dans le transport de canots depuis le lieu de location jusqu’au lieu d’amarrage dont l’arrestation d’un participant qui avait déjà écopé d’une amende salée pour une action précédente. Après que les canots soient amenés au quai, des difficultés techniques ont retardé le lancement. Finalement, la police a empêché notre embarcation et, en fin de compte, la tentative de bloquer le passage du bateau.
Dans les groupes d’affinité, il y a eu également des tensions et des problèmes. Quand le groupe d’affinité des femmes a ouvert le blocus sur l’eau à d’autres, plusieurs décisions importantes avaient déjà été prises. Les nouveaux participants n’avaient qu’à respecter ces décisions, mais, naturellement de nouvelles questions furent soulevées et la durée des réunions était considérablement allongée. Celles qui avaient organisé la flotille s’aperçurent de ce fait qu’une telle entreprise requiert des mois de préparation et qu’il ne fallait pas avoir à revenir sur les décisions essentielles.
Même si la flotille n’a jamais vu le jour, et malgré les difficultés de travailler ensemble, nous avons eu des résultats positifs. Deux canots ont échappé à la police et étaient capables d’approcher le Thorscape. Le bateau a été escorté par dix bateaux de police. Évidemment, notre campagne est considérée comme une menace, si bien que c’est des milliers de dollars et des semaines de planification qui étaient dépensés pour nous empêcher d’atteindre nos objectifs.
Les reportages médiatiques étaient complets et bien faits. Des journalistes et des photographes sont restés éveillés de nuits entières guettant la moindre action.
La Canadian Broadcasting Corporation (CBC) est allée aussi loin qu’elle s’est acheté un yacht pour pouvoir filmer l’événement. Tard dans la journée, des photos d’arrestation étaient prises et apparaissaient (le lendemain) à la une des quatre journaux de Montréal.
Il est dommage qu’une campagne comme la nôtre ait besoin des stratagèmes comme le blocus naval ou l’enchaînement des manifestants sur les clôtures pour attirer l’attention des médias. Cependant, le résultat de notre campagne de désobéissance civile et des répercussions médiatiques de sa couverture en est que le public a été sensibilisé sur la question de l’uranium namibien.
Des groupes impliqués dans le blocus naval aux blocus sur terre est ressorti une bonne dose d’énergie. Nous avons été, plus ou moins capables de passer outre la barrière linguistique qui divise francophones et anglophones et de communiquer effectivement en organisant des réunions bilingues. Finalement, parmi les femmes qui avaient travaillé ensemble pendant plusieurs mois, il y a un sentiment de support et de communauté qui nous a rendues fortes et volontaires à continuer avec la campagne.
Note ajoutée avant la mise sous presse :
L’envoi de l’uranium destiné à Montréal prévu au début du mois d’octobre a été retardé pendant que Rio Tinto Zinc cherchait une autre ligne d’envoi pour acheminer son uranium. Christensen Canadian African Lines a décliné l’offre d’acheminement de l’uranium namibien à cause de sa sensibilité aux clameurs publiques. Un porte-parole de la ligne a déclaré que RTZ cherchait un autre transporteur »…à cause des problèmes qu’elle (l’action de protestation) était en train de nous causer. »
Texte tiré de Southern African Report, octobre 1986, pp.21-22