Écrit par Karel Mayrand
L’association pétrolière et gazière du Québec (APGQ) se réunit aujourd’hui à Montréal pour discuter de l’état des nombreux projets que l’industrie a sur la table au Québec et des difficultés croissantes qu’elle a à les faire accepter. Que ce soit pour les gaz de schistes, le pétrole d’Anticosti ou du golfe Saint-Laurent, ou encore les deux projets de pipelines et les terminaux pétroliers présentement à l’étude, l’industrie des hydrocarbures se heurte à une résistance croissante.
Bottom of Form
Avant de me joindre au mouvement écologiste, j’ai agi pendant plus de dix ans comme consultant auprès de divers gouvernements et agences des Nations-Unies. Le rôle d’un bon consultant est de donner l’heure juste à ses clients et d’éviter la complaisance. Voici ce que je dirais à l’APGQ et plus largement à l’industrie pétrolière et gazière canadienne si j’étais à leur service et que mon compte de banque débordait de pétrodollars.
Ce que nous faisons bien
Au cours des dernières années, nous avons atteint plusieurs de nos objectifs et notre industrie est florissante. L’industrie des sables bitumineux a une croissance exponentielle et les profits des compagnies pétrolières sont en hausse constante depuis une décennie. Nous avons également établi les conditions qui permettront à l’industrie de poursuivre sa croissance sans entraves dans le but de tripler sa production d’ici une quinzaine d’années. Des gains majeurs obtenus par un lobbying intense nous ont permis de lever plusieurs obstacles à notre croissance accélérée ces dernières années : La politique énergétique et la stratégie économique du Canada se sont alignées sur les intérêts de notre industrie.
Le Canada s’est retiré du protocole de Kyoto et n’a toujours pas mis en place de plan d’action pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de notre industrie.
Le gouvernement fédéral a fait démanteler un ensemble de réglementations environnementales pour accélérer la réalisation de projets de pipelines dans le projet de loi mammouth lors du budget de 2012.
Les données sur les impacts des sables bitumineux sur l’air, l’eau et la biodiversité demeurent secrètes ou difficiles à obtenir. Le gouvernement fédéral et l’Alberta continuent de retarder la recherche et la divulgation des données sur nos impacts environnementaux.
Bien que 71% des sables bitumineux n’appartiennent plus à des intérêts canadiens, les Canadiens continuent de se percevoir comme étant les propriétaires de ces ressources.
Ce qui ne va pas
Au cours des dernières années, un décalage croissant est apparu entre le grand public, la société civile et l’industrie pétrolière. L’inaction dans le dossier des changements climatiques, combinée aux impacts environnementaux de la croissance des sables bitumineux et de la fracturation hydraulique ont nui à la réputation de notre industrie. La multiplication des catastrophes impliquant l’extraction ou le transport de pétrole mettent également à rude épreuve la confiance du public en notre capacité d’exploiter de manières responsable et sécuritaire les ressources d’hydrocarbures.
Depuis 2010, notre industrie a causé le plus grand déversement de pétrole en milieu marin de l’histoire des États-Unis (Deepwater Horizon), le plus grand déversement terrestre (Kalamazoo), et la plus grande catastrophe liée au transport de pétrole (Lac-Mégantic), cette dernière faisant 47 morts. Notre bilan environnemental et sécuritaire a causé plus de tort à la réputation de notre industrie que les campagnes écologistes.
Face à un tel bilan, nous ne devrions pas nous surprendre de faire face à une opposition croissante pour les projets de fracturation hydraulique, de pipelines ou d’extraction pétrolière. Les citoyens, les groupes écologistes et les communautés autochtones de la Colombie britannique au Nouveau-Brunswick, en passant par l’Ontario et le Québec se dressent devant nos projets.
Cette opposition n’est pas un phénomène passager. Notre industrie court le risque de perdre peu à peu son « social license to operate », et éventuellement de perdre l’appui des gouvernements qui nous ont permis de mettre de l’avant nos intérêts.
Ce qu’il faut changer
Nous avons deux options : prendre acte de notre bilan environnemental et considérer les inquiétudes des citoyens et des groupes écologistes comme des critiques légitimes, et y répondre concrètement, ou alors aborder cette problématique comme un problème de perception et continuer de le combattre par des campagnes de relations publiques comme celle que nous avons lancée sur le pétrole éthique. Je vous soumets que cette dernière approche est vouée à l’échec et qu’il nous faudra tôt ou tard confronter nos démons. Voici pourquoi.
Nous sommes condamnés à perdre la bataille des relations publiques, au Canada comme aux États-Unis ou en Europe où notre réputation est mise à mal. Malgré les attaques du gouvernement fédéral et de nos groupes alliés comme Ethical Oil qui s’emploient à ternir systématiquement la crédibilité des groupes écologistes, ceux-ci continuent de jouir de l’appui d’une majorité de Canadiens et d’une très large majorité de Québécois. Ainsi, 61% des Canadiens et 74% des Québécois croient que nous devons diminuer notre dépendance aux hydrocarbures et plus des trois quarts des Canadiens estiment que nous devons développer en priorité les énergies propres. Les deux tiers des Canadiens et 84% des Québécois croient que la réduction des émissions de GES est une grande priorité, mais seulement 31% des Canadiens pensent que l’exportation de pétrole et de gaz canadiens est prioritaire.
Plus vite nous accepterons ceci, plus rapidement nous pourrons retrouver les appuis nécessaires pour poursuivre notre développement. Mais pour ce faire il faudra changer d’approche et passer de la parole aux actes. Je vous propose donc un renversement de stratégie en quatre points :
Premièrement, nous devons dès maintenant militer pour l’établissement d’un mécanisme de prix sur les émissions de carbone et nous engager à atteindre des cibles claires de réduction de nos émissions.
Deuxièmement, nous devons faire le pari de la transparence. Nous devons divulguer les données sur nos impacts environnementaux et les produits chimiques que nous utilisons.
Troisièmement, nous devons faire notre mea culpa en matière de sécurité et renforcer systématiquement nos normes environnementales et nos mesures de sécurité pour l’extraction, le raffinage, l’entreposage et le transport de pétrole.
Finalement, nous devons convier les gouvernements, les communautés autochtones et les groupes écologistes à renouer un dialogue nécessaire pour établir une stratégie énergétique et une politique de lutte aux changements climatiques au Canada.
L’ère où nous pouvions obtenir tout ce que nous voulions et nous développer sans contrainte tire à sa fin. Il est temps de reconnaître la légitimité des préoccupations qui sont dirigées envers nous, de prendre acte de la science du climat et de négocier une sortie de crise qui sera bénéfique pour tous. Ce faisant, nous devrons accepter de limiter notre développement, d’abandonner certains projets et de réduire un peu nos marges de profit.
Voici ce que je dirais à l’industrie pétrolière si elle m’embauchait comme consultant. Aurait-elle le courage de m’écouter?
Par Karel Mayrand, directeur général pour le Québec de la Fondation David Suzuki