Srdja Popovic: Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes
Dominique Boisvert
C’est LE livre à lire sur la nonviolence. Avant tous les autres, même les plus classiques. Avant le mien, à paraître cet automne. Celui de Srdja Popovic: Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes (Éditions Payot, 2015, 287 pages). Sans même que le mot nonviolence apparaisse nulle part (et ce n’est pas un hasard).
Pourquoi? Parce qu’il se lit comme un roman, comme on dit. Parce qu’il dit l’essentiel d’une manière inimitable et passionnante. Parce qu’il est écrit par un praticien de terrain, qui nous raconte des histoires (vraies). Parce qu’il est terriblement actuel (plutôt qu’intemporel). Et parce que c’est drôle, concret, critique et, surtout, très important!
Srdja Popovic est l’un des fondateurs du mouvement serbe Otpor! (Résistance!) qui, en 2000, est venu à bout, pacifiquement, du terrible dictateur Slobodan Milosevic. Né en 1973, apprenti musicien rock et étudiant en biologie, grand fan des Monthy Python et du Seigneur des anneaux, absolument rien ne le prédestinait à cette implication politique d’activiste. Et pourtant, à la suite de leur victoire en Serbie, Popovic s’est transformé, avec plusieurs de ses camarades de lutte, en facilitateurs de révolutions non violentes à travers le Center for Applied NonViolent Action and Strategies (CANVAS). Il a ainsi parcouru le monde, partageant l’expérience accumulée non seulement en Serbie, mais également aux Maldives, en Birmanie, aux Philippines, en Israël, en Égypte, en Syrie, aux États-Unis, en Georgie, au Liban, au Brésil, en Biélorussie, en Ukraine, en Inde, en Pologne, en Afrique du Sud, en Arabie Saoudite, en Russie, en Iran, au Soudan, en Italie, au Kenya, au Yemen ou en Chine.
En un sens, le sujet de ce livre n’est pas la nonviolence mais la révolution (grande ou petite). Popovic montre que tout le monde peut, chacun dans son milieu, transformer une situation injuste ou inacceptable, même contre les adversaires les plus redoutables: gouvernements locaux ou nationaux, démocraties ou dictatures, forces policières ou armées. Il démontre aussi qu’il ne faut surtout pas attendre que les leaders nous tombent du ciel, que toutes les moindres contributions sont utiles, mais surtout, que les moyens de lutte non violents sont les seuls véritablement efficaces pour faire ces révolutions (et statistiquement beaucoup plus efficaces que les moyens violents, contrairement à la croyance populaire).
Certes, les moyens non violents ne sont pas une panacée et ils ne sont pas toujours gagnants (une étude scientifique des 323 conflits répertoriés entre 1900 et 2006 dans le monde indique un taux de succès, total ou partiel, d’environ 53% pour les luttes non violentes, soit deux fois plus que pour les luttes violentes)(1). Il faut donc chercher à comprendre comment et pourquoi les luttes non violentes ont un bien plus fort taux de réussite, mais aussi dans quelles circonstances elles réussissent ou elles échouent: bref, quelles sont les règles et les conditions de réussite des luttes non violentes. Et c’est ce que fait, magistralement, Popovic à travers les toutes les luttes, réussies ou non, dont il a été témoin ou participant.
Et c’est là toute la force de ce livre: il ne théorise pas, sinon à travers les histoires concrètes qu’il raconte. On n’y trouve pas un traité sur la révolution ou la nonviolence, comme il en existe de nombreux et d’excellents, mais trop souvent théoriques, impersonnels ou arides à lire. Mais on y fait plutôt la rencontre d’une personne bien concrète, simple et abordable (on aurait le goût d’aller prendre une bière avec lui) qui nous partage les leçons qu’il tire de sa très riche expérience en matière de transformation sociale (y compris de changements radicaux comme les révolutions politiques ou les renversements de dictatures).
Et on peut résumer toutes ces leçons essentielles autour des idées suivantes:
l’unité est essentielle (chapitre 7)
l’importance de la planification jusqu’au but ultime (l’objectif final n’est pas la chute de la dictature mais bien le type de société démocratique par laquelle on veut le remplacer) (chapitre 8)
le caractère absolu de la discipline non-violente (un seul acte de violence suffit souvent à faire dérailler des années de patiente construction non violente) (chapitre 9)
l’importance de savoir quand on a gagné et quand s’arrêter (ni trop tôt, ni trop tard) (chapitre 10)
Mais il y a un élément encore plus fondamental, et sous-jacent à toutes ces leçons essentielles: Popovic démontre de manière indiscutable que ce qui fait la force (et la caractéristique) de la lutte non violente, c’est la participation massive d’une population qui se reconnaît dans la cause défendue, qui se sent appelée et capable d’y participer (contrairement à la lutte armée), et qui a le goût de s’y joindre (grâce à l’humour et à la créativité du mouvement d’opposition).
C’est précisément le fait d’avoir réussi (souvent au fil d’années de préparation moins visible que les grandes manifestations publiques rapportées par les médias auxquelles elles finissent par aboutir) à mettre «le plus grand nombre de son côté» (et non pas seulement une fraction de l’opinion ou des groupes particuliers) qui sape les piliers du pouvoir ou qui font passer une partie de ceux-ci du côté de l’opposition.
Et c’est d’ailleurs cette participation infiniment plus grande de la population dans les luttes non violentes que dans les luttes armées qui explique non seulement leur taux de succès bien supérieur, mais également le fait que les victoires non violentes ont beaucoup plus de chance de déboucher sur des régimes démocratiques dans les cinq années qui suivent la victoire et beaucoup moins de chance de connaître une reprise du conflit dans les dix années suivantes.
Lisez ce livre: vous ne verrez plus le monde de la même façon(2)!
(1) Cette étude universitaire de deux chercheures américaines, Erica Chenoweth et Maria J. Stephan,Why Civil Résistance Works, The Strategic Logic of Nonviolent Conflict, publiée en 2011 par les Columbia University Press (296 pages), marque une véritable percée au niveau de la connaissance comparative des conflits violents et non violents. Pour la première fois, on fait une analyse comparative rigoureuse de l’ensemble des conflits dans le monde entre 1900 et 2006. Popovic en fait l’une des raisons fondamentales de son choix de la nonviolence (pp. 218-220). Mais il vaut vraiment la peine de consulter le livre de Chenoweth et Stephan pour mesurer par soi-même toute l’ampleur de la supériorité stratégique et tactique de la nonviolence en matière d’efficacité pour atteindre ses objectifs.
(2) J’en profite pour mentionner un autre livre très important pour replacer la violence dans le monde dans sa juste perspective: un autre livre qui fera que vous ne verrez plus le monde de la même façon! C’est un livre du spécialiste de la pensée cognitive, Steven Pinker, intitulé The Better Angels of Our Nature, Why Violence Has Declined, publié en 2011 par Viking Penguin (802 pages). Il montre, de manière très détaillée, que contrairement à ce que la plupart des gens pensent spontanément, le monde est de moins en moins violent (c’est-à-dire que chaque être humain a de moins en moins de chance d’être victime de violence à mesure que l’Histoire avance). Évidemment, le nombre des victimes est plus grand à cause de l’explosion démographique; mais la proportion des victimes, elle, ne cesse de diminuer, même avec les guerres mondiales du XXe siècle, de la Préhistoire jusqu’à maintenant. Et Pinker ne se contente pas de prouver la chose à l’aide d’une foule de tableaux statistiques, dans toutes les formes de violence et dans toutes les régions du monde, mais il s’intéresse surtout à comprendre et à montrer pourquoi la violence ne cesse de diminuer dans le monde. Je ne vous en dis pas plus ici: allez lire le livre (ou au moins son premier chapitre).
Vous ne le regretterez pas!