Trois défis de la conscience écologique
Écrit par Martin Hébert
Dans un célèbre essai intitulé Le conflit , le sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918) nous rappelait que le nerf de la politique est généralement une lutte pour rallier les indécis à sa cause et pour mobiliser les timorés qui, autrement, seraient restés éparpillés et à l’écart de l’action.
Il remettait ainsi en question une vision simpliste qui a longtemps prévalu, qui tend à accorder une importance démesurée aux « camps » qui s’opposent autour d’enjeux sociaux importants. Entre les « pros » et les « antis », nous dit Simmel, il existe souvent une majorité de personnes qui, pour une variété de raisons, se sentent a priori peu interpelées par la question en jeu. Elles considèrent que cela ne les concerne pas. Elles sont tiraillées par les arguments des uns et des autres. Elles sont trop accaparées par le quotidien pour s’engager concrètement. Elles trouvent les problèmes soulevés trop abstraits, elles peinent à voir en quoi leur implication ferait une différence… Il ne manque jamais de barrières à la mobilisation.
Pourtant ces personnes – ces « tiers » comme dit Simmel – sont la clé de transformations sociales profondes et durables. Pour lui, « la concurrence des parties à l’intérieur d’une société consiste en général à disposer en sa faveur une ou de nombreuses tierces personnes. »
Il s’agit là d’une leçon incontournable dans la lutte aux changements climatiques qui tend, malheureusement comme bien des enjeux pressants, à être réduite à une polarisation simpliste entre militants et négationnistes climatiques. La prise en compte d’un « centre » complexe qu’il s’agit de rallier invite à nous interroger sur la manière dont on a tenté, jusqu’à maintenant, de rejoindre ces tiers, de leur communiquer le sérieux de la situation et de les motiver à agir de manière responsable envers les générations futures.
Sortir du négativisme
Jusqu’à maintenant, nous pourrions dire que la principale stratégie discursive utilisée pour communiquer l’urgence de développer une conscience, et des actions écologiques, a été le recours à ce que Hans Jonas a nommé l’« heuristique de la peur ». Il est frappant de constater le nombre d’ouvrages publiés depuis les années 1960 qui portent, précisément, le titre de L’utopie ou la mort, ou des variantes sur ce thème (Buckminster Fuller en 1963, René Dumont en 1973 ou Claudio Martins en 2012, par exemple).
L’un des ouvrages emblématiques du mouvement écologiste américain, Le Printemps silencieux de Rachel Carson (1962) s’ouvre sur un prologue intitulé « Une fable du futur », qui dépeint une petite communauté rurale fictive, jadis bucolique, qui se trouve maintenant ravagée par la pollution. Les ruisseaux sont pollués, les animaux des fermes sont terrassés par de mystérieuses maladies, les personnes elles-mêmes voient leur santé se détériorer, les oiseaux désertent la région. « Ce village n’existe pas , écrit l’auteur, mais il pourrait facilement y en avoir mille qui lui ressemblent […] Un spectre menaçant nous a envahis sans que nous ne nous rendions compte, et cette tragédie imaginée pourrait facilement devenir une dure réalité que nous connaitrons tous. » (p.3, ma traduction).
Du Printemps silencieux de Carson jusqu’aux déclarations d’urgence climatique et aux discours de Greta Thunberg qui interpelle son auditoire en lui disant « je veux que vous paniquiez », les exemples pourraient être multipliés à l’infini. Le choix de ce ton peut se comprendre assez facilement. Pour les personnes qui ont déjà développé une conscience écologique aigüe, l’impératif d’agir rapidement et de manière décisive est évident. Les changements sociétaux profonds ne sont jamais faciles à opérer et les problèmes auxquels nous devons faire face sont d’ampleur planétaire. Il n’est donc guère surprenant que la nécessité de se mobiliser maintenant soit vécue sur le mode de l’urgence par celles et ceux qui en sont déjà convaincus.
Interpeller les non convaincus
Mais qu’en est-il du reste du public ? Je ne parle pas ici des farouches climatosceptiques, des lobbyistes qui ont monnayé leur conscience, ou autres négationnistes qui s’opposent activement et délibérément aux discours écologistes. Je parle plutôt de ces fameuses « tierces personnes » dont parlait Simmel. Sont-elles portées à l’action par l’heuristique de la peur, par les discours qui tentent de communiquer le sérieux de la situation en insistant sur le caractère catastrophique de la situation actuelle ?
On commence déjà à parler d’« écoanxiété ». Ceci n’est pas une bonne nouvelle. Les discours anxiogènes ne sont pas mobilisateurs. Ils tendent plutôt à provoquer un repli sur soi et une paralysie face à des enjeux qui nous dépassent. Dans un cours que je donne sur les imaginaires du futur, j’ai coutume de demander à mes étudiantes et étudiants s’ils sont plutôt optimistes ou pessimistes face à l’avenir. Année après année, la réponse prédominante que je reçois est que ces jeunes sont souvent pessimistes face aux grands enjeux, notamment face à l’avenir de notre environnement, néanmoins d’un optimisme prudent face à leur avenir personnel, se disant qu’ils arriveront probablement à « tirer leur épingle du jeu » d’une manière ou d’une autre. Cet écart témoigne à mon avis des effets qu’a l’heuristique de la peur sur le discours social : même des gens confiants en leur pouvoir d’action individuel en viennent à douter de leur capacité collective à avoir un effet sur une dégradation macro-environnementale.
L’anxiété produit ce genre de paralysie et de repli, mais elle peut aussi avoir un autre effet, tout aussi problématique. Elle peut accroitre la soumission à l’autorité, renforcer l’adhésion aux discours dominants, provoquer attente quasi millénariste de solutions « qui viendront d’elles-mêmes ». Nous pouvons penser ici à l’espérance dans le capitalisme vert, où l’action régulatrice d’un marché (du carbone, par exemple) va ramener un équilibre écologique. Nous pouvons également penser à la soumission à l’État et aux politiciens, une attitude qui transforme l’action climatique en un travail d’interpellation des élus.
Vers un discours du renforcement
Mais nous pouvons ici penser à quelque chose de plus profond, au renforcement d’un présupposé profondément ancré dans l’imaginaire occidental moderne : l’adhésion quasi inébranlable à l’idée de progrès, à l’idée que génération après génération le sort de l’humanité s’améliore, quoiqu’il puisse arriver. Ce dernier point, me semble-t-il, est central pour comprendre l’inertie des « tierces personnes » qui tardent à développer une conscience écologique et à se mobiliser sur les enjeux climatiques.
Dans un roman populaire intitulé État d’urgence publié en 2004 et aujourd’hui généralement considéré comme climatosceptique (même s’il se voulait « climatoagnostique ») l’auteur américain Michael Crichton clôt son livre avec une postface intitulée « Message de l’auteur ». Dans celle-ci, il y détaille sa propre position sur la question climatique. La plupart des positions qui y sont exprimées ont mal vieilli, mais une d’elles est toujours restée dans ma mémoire. L’auteur y soutient : « Je soupçonne qu’en 2100 nos descendants seront bien plus riches que nous, consommeront plus d’énergie, seront globalement moins nombreux et disposeront de plus d’espaces naturels que nous. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’inquiéter pour eux » (p.612, je souligne).
Cette affirmation détonne certainement par rapport à l’heuristique de la peur, mais également par rapport au pessimisme plus vague dont je parlais plus haut. Plusieurs personnes semblent obstinément vouloir croire à cette vision du futur. C’est celle qui nous est inculquée depuis le siècle des Lumières. Elle est, dirais-je, profondément inscrite dans l’ADN du discours social occidental, dans notre « sens commun » de modernes. Nous pourrions dire que cet optimisme face à l’Histoire est celui que l’heuristique de la peur n’arrive pas à atteindre. Au contraire, il semble paradoxalement réactivé par les discours catastrophistes chez des gens qui se disent que « ça ne peut pas être si pire que ça ». Ces croyances profondes au pouvoir de la technologie, au pouvoir d’innovation et, surtout, en l’idée d’une Histoire qui tend vers une amélioration des conditions de vie de l’humanité, persistent comme allant de soi chez ces « tierces personnes » que le discours écologique tente de mobiliser. Elles sont autant de bouées de sauvetage auxquelles les gens s’attachent, non par conviction politique active, mais pour calmer leurs angoisses face aux scénarios catastrophes.
L’heuristique de la peur est souvent utilisée comme un « électrochoc » visant à mobiliser les gens pour changer les choses. Par contre, elle néglige souvent un travail préalable qui consiste à éduquer les gens au fait qu’ils et elles peuvent faire quelque chose, peuvent être des agents de l’histoire. Cette idée ne va pas de soi pour les gens qui ne se voient pas comme entretenant un rapport politique au monde. Or, sans elle, sans la profonde conviction de sa propre capacité d’action sur l’histoire, la prise de conscience de l’ampleur des défis auxquels nous faisons face se révèle être profondément anxiogène et débouche sur le repli ou la fuite dans le type d’optimisme passif et fantaisiste exprimé par Crichton. L’étude des exemples historiques, notamment des mouvements non violents qui ont révélé leur capacité à changer profondément des situations qui semblaient sans espoir est, ainsi, un complément essentiel au développement d’une conscience écologique.