Merci à l’organisme Les Artistes pour la Paix
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Le 22 juin 2020
Cher Premier ministre Trudeau,
En tant que survivante d’Hiroshima, j’ai eu l’honneur de recevoir, conjointement avec ICAN (Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires), le Prix Nobel de la Paix en 2017. À l’approche du 75e anniversaire des bombardements atomiques à Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août, j’ai écrit à tous les chefs d’état de la planète pour leur demander de ratifier le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires des Nations Unies, et je demande la même chose à votre gouvernement.
Depuis mon mariage avec James Thurlow et mon arrivée au Canada en 1955, je me suis souvent demandé à quel point le Canada était impliqué dans le développement de la bombe atomique responsable, fin 1945, de 140 000 morts à Hiroshima, 70 000 à Nagasaki ainsi que de l’effroyable dévastation dont j’ai été, alors une jeune fille de 13 ans, la témoin directe. C’était vraiment l’enfer sur terre.
J’espère que vous pourrez charger un de vos assistants de prendre connaissance du document ci-joint, Canada and the Atom Bomb, et de vous en relater le contenu.
Les points principaux du document sont que le Canada, les États-Unis et le Royaume-Uni, en tant qu’alliés lors de la Deuxième guerre mondiale, avaient complètement intégré non seulement leur production d’armement conventionnel : le Canada joua aussi un rôle majeur et direct dans le Projet Manhattan de mise au point des bombes à l’uranium et au plutonium larguées sur le Japon. Cette implication relevait des plus hautes sphères politiques et gouvernementales canadiennes.
Lorsque le Premier ministre Mackenzie King reçut le Président Roosevelt et le Premier ministre britannique Churchill à Québec en 1943 pour la signature de l’Accord de Québec sur le développement conjoint de la bombe atomique, il déclara – et ce sont ses propres mots – que l’Accord « faisait du Canada un partenaire du développement ».
À l’occasion du 75e anniversaire des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août, je demande respectueusement que vous reconnaissiez le rôle et l’implication du Canada dans ces deux bombardements, et que vous émettiez un communiqué exprimant, au nom du gouvernement du Canada, les regrets pour les morts et les souffrances causées par les bombes atomiques qui détruisirent deux villes du Japon.
Cette implication directe du gouvernement canadien (décrite dans le document ci-joint) se détaille comme suit :
– Le ministre le plus influent de Mackenzie King, C.D. Howe, ministre de l’Armement et de l’Approvisionnement, représentait le Canada au Comité conjoint des politiques chargé de coordonner les efforts communs des États-Unis, du Royaume-Uni et du Canada pour mettre au point la bombe atomique.
– C.J. Mackenzie, président du Conseil canadien de la recherche, représentait le Canada au sein du sous-comité créé par le Comité conjoint des politiques pour coordonner les travaux des scientifiques oeuvrant sur des projets canadiens, avec leurs collègues des États-Unis.
– Le Conseil national de la recherche du Canada dessina et construisit des réacteurs nucléaires dans son laboratoire de Montréal et à Chalk River (Ontario), à partir de 1942 et 1944, pour ensuite transmettre ses découvertes scientifiques au Projet Manhattan.
– L’Eldorado Gold Mines Limited fournit des tonnes de minerai d’uranium provenant de sa mine du lac Great Bear (territoire du Nord-Ouest) à des scientifiques britanniques ainsi qu’américains, qui exploraient la fission nucléaire à l’université Columbia de New York, et ce à partir d’octobre 1939.
– Lorsqu’Enrico Fermi réussit la première réaction en chaîne nucléaire auto-suffisante au monde à l’université de Chicago le 2 décembre 1942, il utilisa de l’uranium canadien fourni par l’Eldorado.
– Sur recommandation de C.J. Mackenzie et C.D. Howe, un Ordre du Conseil secret du 15 juillet 1942 alloua 4 900 000 $ (plus de 75 millions en dollars 2020) pour que le gouvernement canadien puisse acheter assez d’actions de l’Eldorado pour en prendre le contrôle.
– L’Eldorado signa des contrats exclusifs avec le Projet Manhattan en juillet et décembre 1942 pour la fourniture de 350 tonnes de minerai d’uranium, et plus tard, de 500 tonnes additionnelles.
– Le gouvernement canadien nationalisa l’Eldorado Mining and Refining Limited en janvier 1944 et la transforma en société de la Couronne afin d’assurer la fourniture d’uranium au Projet Manhattan. C.D. Howe déclara que « la prise de contrôle de l’Eldorado Mining and Smelting Company par le gouvernement s’inscrit dans le programme de développement de la bombe atomique ».
– La raffinerie de l’Eldorado de Port Hope (Ontario) était la seule en Amérique de Nord à même de traiter l’uranium provenant du Congo Belge, lequel (avec l’uranium canadien) entra dans la fabrication des bombes d’Hiroshima et Nagasaki.
– Sur recommandation de C.D. Howe, la Consolidated Mining and Smelting Company de Trail (C.-B.) signa un contrat avec le Projet Manhattan en novembre 1942 pour la fourniture d’eau lourde destinée aux réacteurs nucléaires produisant du plutonium.
– Le militaire qui dirigea le Projet Manhattan, le général Leslie Grove, écrivit dans ses mémoires Now it can be told qu’« il y avait environ une douzaine de scientifiques canadiens dans le Projet ».
Lorsque le Premier ministre Mackenzie King fut mis au courant du largage de la bombe atomique sur Hiroshima le 6 août 1945, il inscrivit dans son journal « Nous savons maintenant ce qui serait arrivé à la race britannique si les scientifiques allemands avaient gagné la course (à la bombe atomique). Heureusement, la bombe a été utilisée contre les Japonais plutôt que contre les races blanches d’Europe ».
En août 1998, une délégation de Deline (T.N.O.) représentant les chasseurs et trappeurs Dene employés par l’Eldorado pour transporter les sacs d’uranium radioactif à dos d’homme lors du transport vers la raffinerie de Port Hope, se rendit à Hiroshima pour y exprimer ses regrets d’avoir involontairement participé à la création de la bombe atomique. Plusieurs Dene devaient mourir victimes du cancer dû à leur exposition au minerai d’uranium, transformant Deline en village de veuves.
Le gouvernement canadien pourrait sûrement reconnaitre le rôle du Canada dans la création des bombes atomiques qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki. Les Canadiens ont le droit de savoir comment leur gouvernement fut impliqué dans le Projet Manhattan qui mit au point les premières armes nucléaires au monde.
Depuis 1988, date à laquelle le Premier ministre Brian Mulroney offrit des excuses officielles aux Communes pour l’internement des canadiens d’origine japonaise pendant la Deuxième guerre mondiale, le gouvernement canadien a reconnu une douzaine de torts historiques et présenté des excuses. Notons celles aux Premières Nations pour le système des pensionnats, qui séparait des enfants autochtones de leur famille dans le but de les assimiler en leur ôtant leur langue et leur culture.
Le Premier ministre Mulroney s’excusa pour l’internement des canado-italiens comme « étrangers ennemis » pendant la Deuxième guerre mondiale. Le Premier ministre Harper s’excusa en Chambre pour la taxe sur la tête des immigrants chinois entre 1885 et 1923.
Vous-même avez présenté des excuses en Chambre pour l’affaire du Komagata Maru, lors de laquelle il fut refusé à un navire plein d’immigrants venus d’Inde de débarquer à Vancouver en 1914.
Vous avez également offert des excuses pour la décision du Premier ministre Mackenzie King de refuser la demande d’asile de plus de 900 Juifs allemands qui fuyaient les Nazis à bord du Saint-Louis en 1939. 254 d’entre eux devaient périr pendant l’Holocauste quand ils durent retourner en Allemagne.
Vous vous êtes excusé une fois encore en Chambre pour le traitement discriminatoire sanctionné par l’État envers les personnes LGBTQ2 au Canada.
L’Eldorado a érigé une stèle en ciment sur le site de sa mine de Port Radium sur laquelle on lit en majuscules : « Cette mine a été réouverte en 1942 pour fournir de l’uranium au Projet Manhattan (le développement de la bombe atomique) ». Mais la connaissance qu’ont les Canadiens de l’implication directe de notre pays dans les bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki a pour ainsi dire disparu de notre conscience collective.
Votre père, le Premier ministre Pierre Trudeau, fut courageusement à l’origine du retrait des armes nucléaires américaines déployées en sol canadien. J’étais présente à la Première session spéciale sur le désarmement de l’Assemblée générale de l’ONU, le 26 mai 1978, lorsque, dans une approche inédite, il proposa une « stratégie de suffocation » pour stopper et faire régresser la course aux armes nucléaires entre les États-Unis et l’Union Soviétique.
Il déclara : « Non seulement sommes-nous le premier pays capable de produire des armes nucléaires à choisir de ne pas le faire, nous sommes le premier pays disposant d’armes nucléaires à décider de nous en débarrasser ». Je fus profondément impressionnée et enthousiasmée par ce discours devant la Session sur le désarmement de l’ONU, confiante que j’étais que cette courageuse initiative mènerait vers une réduction des armes nucléaires.
Alors que les États-Unis et la Russie annoncent de nouveaux systèmes de lancement d’armes nucléaires encore plus dangereux, ainsi que la modernisation de leur arsenal – et que les États-Unis pensent à reprendre les tests nucléaires –, il est urgent que de nouvelles voix s’expriment en faveur du désarmement.
Vous avez affirmé que le Canada est de retour sur la scène diplomatique internationale. Le prochain 75e anniversaire des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août serait le moment approprié pour reconnaitre le rôle critique du Canada dans la création des armes nucléaires, d’émettre un communiqué exprimant les regrets quant aux morts et aux souffrances causées à Hiroshima et Nagasaki, et aussi pour annoncer que le Canada ratifiera le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires de l’ONU.
Sincèrement,
Setsuko Thurlow
CM, MSW
Traduction : Christian P. Morin et Pierre Jasmin.