La non-violence: une force politique redoutable
Les observateurs de la scène internationale semblent dépourvus d’outils pour analyser l’importance des mécanismes qui ont engendré la transformation de l’Europe de l’Est. L’effet Gorbatchev et l’influence de Jean-Paul II en Pologne sont les éléments clé retenus pour expliquer et comprendre ce qui s’y est passé. Pourtant, c’est une véritable révolution populaire non-violente qui s’y est déroulée et qui se poursuit sous nos yeux sans que les grands médias n’y portent l’attention et l’éclairage requis. Aujourd’hui encore, leur ignorance et leur manque de perspective politique se font cruellement sentir.
Afin de saisir le sens des changements qui se produisent en Europe de l’Est depuis la fin de 1989, il est nécessaire de comprendre la démarche historique et les mécanismes de lutte utilisés par les peuples qui en ont tracé la voie. Ces événements sont d’une importance capitale car personne, depuis cette date, ne peut mettre en doute la force politique redoutable que constituent les pressions populaires non-violentes. Après les massacres de 1953 en Allemagne de l’Est, le désenchantement et la désillusion se sont accrus inexorablement au fil des actions répressives du système soviétique. L’apathie, l’indifférence et l’inertie de la population se sont peu à peu transformées en culture de résistance populaire pour préparer la victoire de Solidarnosc à la fin des années 80. Les droits individuels sont devenus le fer de lance de mouvements populaires comme l’Église luthérienne en Allemagne de l’Est, la Charte 77 en Tchécoslovaquie, le Mouvement pour la confiance en URSS et de multiples organismes dans tous les pays de l’ancien Pacte de Varsovie. Par un travail clandestin, ponctué par de sporadiques manifestations de masse, ces mouvements populaires ont grugé de l’intérieur ce qui restait de légitimité au pouvoir et ont neutralisé l’immense potentiel économique de l’empire. La transformation des pays de l’Europe de l’Est n’est pas due à un seul homme, ni aux élites dirigeantes ou aux manipulations économiques. Un survol historique de l’occupation soviétique qui l’a marquée et des expériences politiques qui y furent tentées permet de mettre en place les morceaux du casse-tête. On se rend rapidement compte que l’ingérence de l’URSS dans les affaires politiques de ses pays satellites n’a jamais vraiment payé. La force, la contrainte, l’intimidation, l’usurpation et la corruption du pouvoir politique, la répression et l’occupation du territoire n’ont pas fonctionné. Elles ont plutôt généré dans la population une animosité permanente, une incroyable frustration et une véritable culture de résistance. Avec, en plus, la conviction que le pouvoir absolu corrompt absolument. Un profond désir d’indépendance et d’autonomie s’est ancré au coeur de la population. Ses effets se sont manifestés graduellement et ont conduit à une perte totale de confiance dans le système politique et économique imposé où la doctrine primait plus que les besoins fondamentaux de l’individu. Le « grand frère soviétique » est ainsi devenu un déclencheur de résistance et de révolte qui ont finalement eu raison de l’empire. En témoignent l’enfer et la profonde réprobation sociale qu’ont vécus les militaires soviétiques stationnés dans les pays de Europe de l’Est où ils étaient perçus comme des troupes d’occupation. La contestation populaire qui a mené à la destitution du gouvernement d’Édouard Chevernadze lors de la « révolution de velours » en Géorgie en 2003 et la récente « révolution orange » qui a mené Victor Iouchtchenko au pouvoir en Ukraine en 2004 ne sont que des suites logiques de ce mouvement historique. Ces deux événements s’ajoutent à une riche tradition de lutte politique non-violente dans la région. La non-violence apparaît donc de plus en plus comme la principale caractéristique du processus de transformation qui se manifeste en Europe de l’Est. Dorénavant, les spécialistes de la politique devront se pencher sérieusement sur cette nouvelle réalité et inclure dans leur compréhension du monde politique l’analyse des mécanismes non-violents utilisés par les populations et les mouvements sociaux de lutte politique. En cette période où certains considèrent le recours à la violence comme la seule force politique véritablement efficace, il serait irresponsable de ne pas souligner l’importance de ces faits historiques. Le courage et la détermination des populations de l’Europe de l’Est sont devenus une puissante source d’espoir pour une humanité en mal de renouveau. L’étude de cette tranche d’histoire contemporaine devrait devenir une priorité dans notre système d’éducation. Sinon, un nombre croissant de jeunes, ignorant la puissance et l’efficacité de l’action non-violente et cherchant des solutions alternatives pour contrer les conséquences de l’inexorable course vers la mondialisation, pourraient se tourner vers la violence.