Écrit par Dominique Boisvert
Le Canada a signé la Convention contre la torture le 23 août 1985. Et l’engagement international à protéger les enfants soldats, le 5 juin 2000. Dans l’affaire Omar Khadr, le Canada a violé ses deux signatures. D’abord, non seulement en ne protégeant pas un de ses propres citoyens contre la torture infligée par des forces étrangères, mais également en le torturant lui-même.
L’interrogatoire de 4 jours d’Omar Khadr par des responsables canadiens à Guantanamo, tel qu’on peut le constater soi-même dans le film « Vous n’aimez pas la vérité » de Patricio Henriquez et Luc Côté, constitue clairement de la torture psychologique. De plus, en aucun moment depuis son arrestation sur le champ de bataille en juillet 2002, le Canada n’a reconnu le fait qu’Omar Khadr était un enfant soldat au moment des crimes qu’on lui reproche et n’a cherché à lui accorder la protection à laquelle il aurait eu droit pour cette raison.
Omar Khadr vient de plaider coupable à cinq accusations de crimes de guerre. Les a-t-il vraiment commis? Rien n’est moins sûr, et ce ne sont certainement pas son plaidoyer de culpabilité, ni ses excuses publiques à la veuve du soldat américain tué qui vont permettre de connaître la vérité, puisque ces aveux et déclarations font clairement partie des ententes longuement négociées avec la poursuite en échange d’une sentence de huit années de prison (en plus des huit déjà passées à Guantanamo). Khadr avait le choix cornélien entre se défendre des accusations portées contre lui et être presque certainement trouvé coupable (par un tribunal militaire d’exception qui n’est même pas soumis aux règles du droit criminel en vigueur aux USA!) et condamné à la prison à vie; ou bien admettre des crimes (qu’il n’a peut-être pas commis) et dire tout ce qu’on lui demande de dire pour acheter ainsi le droit de sortir enfin de l’enfer de Guantanamo et du non-droit dans lequel il est enfermé depuis 2002. Qu’auriez-vous fait à sa place? Surtout qu’il n’a pu compter, depuis plus de huit ans, sur aucune aide de son pays d’origine pour l’aider à faire valoir ses droits!
Le jeune Khadr de 15 ans a-t-il ou non lancé la grenade qui a tué le sergent Speer? On ne le saura sans doute jamais, d’autant plus que je ne suis même pas convaincu que Khadr lui-même le sache vraiment : non seulement a-t-il été très grièvement blessé lors de la fusillade et des bombardements auxquels il a miraculeusement survécu, mais il a passé environ une semaine dans le coma avant de reprendre conscience (bien des gens ont de sérieux problèmes de mémoire pour moins que cela). De plus, le blessé a été longuement torturé, et à de nombreuses reprises, tant en Afghanistan qu’à Guantanamo, cherchant comme c’est souvent le cas sous la torture, à donner les réponses attendues par ses interrogateurs dans le but d’abréger ses souffrances et de mettre fin à la torture. C’est ainsi qu’il a dû maintes fois modifier sa version des faits, dans l’espoir de satisfaire ses tortionnaires. Cette attitude est d’ailleurs clairement visible durant les quatre jours d’interrogatoire mené par les services de sécurité canadiens en février 2003. Cette impossibilité de faire confiance aux déclarations arrachées sous la torture est d’ailleurs l’un des arguments fréquemment invoqués pour minimiser la valeur « stratégique » des renseignements ainsi obtenus, et l’une des raisons pour lesquelles de tels « aveux » ou informations ne peuvent pas être admis en preuve dans un procès juste et équitable.
Quoi qu’il en soit, Omar Khadr restera toujours la victime d’une profonde injustice : il n’a pas eu droit à la protection à laquelle il avait droit, ni comme enfant soldat, ni comme citoyen canadien, ni même comme accusé d’un acte criminel. Maintenant qu’il a commencé à purger sa peine de huit années supplémentaires de prison, il peut au moins commencer à voir le bout du tunnel, y compris son rapatriement au Canada dans un an, et une possible libération anticipée au Canada. Cela ne réparera aucunement les violations de ses droits commises par son propre gouvernement et reconnues par la Cour suprême du Canada le 29 janvier 2010, mais cela rendra son cauchemar un peu moins long et pénible.
Dans le même sens, peut-être faut-il se réjouir de la « torture canadienne » puisque, contrairement à bien d’autres pays, elle doit normalement se dérouler en présence des caméras de surveillance (comme lors de cet interrogatoire de février 2003 à Guantanamo)? Car comme le rappelle Damien Corsetti, un tortionnaire notoire américain, qui témoigne pourtant dans le film en faveur de Khadr (« Comment se fait-il que moi, un enfant de chienne sans cœur, ai eu plus de compassion pour ce garçon que son propre peuple ? » demande-t-il avec beaucoup de franchise et d’à-propos), les services de sécurité n’aiment pas les caméras et ne veulent pas de leur présence au moment des interrogatoires.
Il est inadmissible que le Canada tolère la torture, et encore plus qu’il la pratique lui-même. Mais s’il doit le faire, il vaut mieux que ce soit devant des caméras (même si l’image et le son sont horribles!). Cela rend au moins possible l’admirable documentaire qu’en ont tiré Henriquez et Côté et qui devrait, comme document d’intérêt public, être diffusé à travers tout le Canada, tant à la télévision publique que dans toutes les écoles.
Et même si le gouvernement canadien a, dans ce cas d’Omar Khadr, clairement failli à ses obligations, il est quand même réconfortant de vivre dans un pays où les tribunaux peuvent encore, et à de nombreuses reprises, condamner le gouvernement du pays pour ses comportements illégaux et même forcer celui-ci à rendre public les enregistrements vidéo documentant la torture infligée à un de ses propres citoyens.
On se console avec ce qu’on peut !
—
L’auteur est juriste, membre de l’ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) et d’Amnistie internationale.