Écrit par Jacques Hébert
La société québécoise a commencé à se préoccuper davantage de la violence chez les jeunes depuis quelques années. Cet article vise à poser une réflexion plus spécifique sur la violence des jeunes à l’école en montrant qu’elle constituerait une réponse à d’autres violences qu’ils vivent dans ce milieu et dans la société…
La violence institutionnelle et pédagogique
L’école est porteuse de violence dans la manière dont elle distribue le savoir. Une pédagogie basée sur l’excellence, la performance, la dépendance, la compétition et l’individualisme ne convient pas à tous les élèves. Les cours magistraux demeurent encore le principal moyen utilisé pour transmettre les connaissances (Audy, 1989; Defrance, 1988). Le conseil supérieur de l’éducation (1984) indique que des moyens pédagogiques plus stimulants seraient susceptibles de provoquer moins de frustration chez les élèves. Des rapports américains et japonais sur l’éducation précisent que nous devrions réorienter rapidement nos programmes de manière à développer chez les étudiants la créativité, l’autonomie, le jugement critique, le travail d’équipe et la solidarité si nous désirons les préparer adéquatement aux défis de l’avenir (Associated Press, 1988).
De nombreux enseignants se servent de leur savoir pour manipuler leurs élèves. Ils se comportent en conquérants qui ont pour mission d’inculquer des connaissances à une masse d’ignorants. Il n’y a pas partage des connaissances, mais de diffusion dans un rapport hiérarchique du haut vers le bas. Ce type de pédagogie incite plusieurs enseignants à mépriser et à rejeter les élèves qui n’adhèrent pas à ce modèle dominant d’acquisition des connaissances. Ce contexte d’apprentissage conduit certains élèves à dénoncer l’injustice qui leur est faite sous forme de désespoir ou de mécanismes de défense (Courteau, 1972; II-lich, 1971). Des îlots de contestation d’étudiants semblent émerger d’un peu partout dans le milieu scolaire pour réagir à cette situation. Les jeunes agressifs possèdent deux points en commun, une absence d’intérêt à l’école et un rejet plus ou moins marqué, des établissements scolaires et du personnel à leur égard (conseil canadien de développement social, 1991). L’expression de la violence des élèves pour témoigner leur malaise est qualifiée d’illégitime.
La violence « pédagogique » que subit l’élève est perçue par contre comme légitime. Qui s’objectera au besoin d’une bonne « dose »de discipline pour éduquer? Cette violence pédagogique est présentée comme un ordre naturel et universel dont tout élève se doit de bénéficier pour son développement présent et futur. En ce sens : « toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition par un savoir arbitraire, d’un arbitraire culturel » (DeCock et Grané, 1977 : 183).
Actuellement, l’apprentissage reste soumis à une évaluation individuelle. L’évaluation présente des éléments paradoxaux pour acquérir des connaissances. L’apprentissage devrait laisser place à des essais et des réajustements alors que dans les faits il reste synonyme d’erreurs et de pénalités (Braverman, 1976; Courteau, 1972).
Ce mode d’évaluation cause un préjudice aux apprentissages des élèves dans la mesure où les initiatives qui ne cadrent pas avec le modèle enseigné sont sanctionnées. Le stress s’installe chez les évalués, car les bonnes notes équivalent à limiter à tout prix un seul modèle de réussite (Audy, 1989). L’enseignant représente à la fois l’autorité et la personne-ressource qui oriente et stimule les apprentissages. L’une des principales fonctions de ce dernier consiste à évaluer les performances es élèves selon les règles fixées par le système scolaire :
« Le client de l’école est jugé sur la façon dont il satisfait le professionnel. Le fait que c’est le professionnel qui juge son comportement et son rendement est le résultat explicite du système » (McKnight, 1977; 17).
L’évaluation permet de juger les clients conformes aux normes et d’exclure les déviants. Que penser du fait de divulguer à haute voix, en classe, les résultats d’examens sous prétexte de valoriser les élèves les plus forts et stimuler (humilier) les plus faibles? On comprend mieux pourquoi les « premiers » de classe peuvent parfois devenir, dans un tel contexte, les boucs-émissaires des injustices vécues.
Les professeurs ont été formés dans le même cadre institutionnel que leurs élèves. La formation qu’ils ont reçue les rapproche davantage des valeurs associées aux classes moyennes et supérieures. Un élève »modèle » correspond au jeune calme, poli, attentif, compétitif et obéissant. Cette représentation dominante serait à l’origine de plusieurs conflits avec des étudiants ne partageant pas ces valeurs culturelles (Defrance, 1988).
De plus, la majorité des professeurs n’ont pas appris à intervenir auprès d’un élève agressif. Le retrait de la classe continue d’être la technique la plus utilisée pour arrêter sa conduite alors qu’il nécessite un besoin accru de socialisation (conseil supérieur de l’éducation, 1984; Roy et Boivin, 1988).
Une éducation basée sur la soumission à l’autorité comporte également des risques sérieux pour le maintien d’une société démocratique (Michaud, 1986; Milgram, 1974). L’agressivité a permis d’assurer la survie de notre espèce. L’école devrait apprendre aux élèves de l’utiliser positivement pour combattre les injustices et les abus de pouvoir dont ils peuvent être l’objet dans le présent et le futur :
« Chaque être doit trouver sa forme d’agressivité s’il ne veut pas se changer en docile marionnette entre les mains des autres ». (Miller, 1984 :301).
De nombreuses injustices quotidiennes existent à l’école. En voici deux exemples. Un professeur décrète ce matin un examen sans avertissement, alors que ce dernier avait été prévu dans deux semaines. Deux élèves lui rappellent l’entente précédente. Il les réfère immédiatement à la direction pour impolitesse et insubordination à l’autorité. Au secondaire, les élèves disposent généralement de cinq minutes pour se déplacer d’un cours à l’autre. La dimension de certaines écoles et la cohue aux heures d’affluence font en sorte qu’il est pratiquement impossible même à un adulte de bonne volonté, d’y parvenir. Par contre, certaines écoles ont établi un système de pénalités pour les retardataires. S’il fallait soumettre les adultes aux mêmes règles, la révolte grandirait dans plusieurs milieux.
Toute une panoplie de mesures disciplinaires (copie, retenue, maintien en station debout, etc…) continuent d’être utilisées pour remettre à l’ordre les élèves qui dérangent le fonctionnement scolaire. Ces mesures évitent les négociations et les compromis entre les élèves et les adultes. Il n’est aucunement question d’essayer de départager les responsabilités entre les parties lorsque surgit un conflit entre un adulte et un élève. L’élève a pour ainsi dire pratiquement tous les torts. Le chantage et la menace constituent souvent les premiers signes auxquels l’enfant sera confronté à l’école pour le rappeler à l’ordre : privation d’une activité, travail supplémentaire, renvoi à la direction, etc… Bien entendu, les intervenants scolaires prendront soin d’indiquer à l’élève que ces mesures sont pour son bien et qu’il comprendra plus tard.
« Le chantage sera utilisé à des fins nobles et le pouvoir servira de paravent à une opération de chantage » (Crozier, 1970 : 40).
On peut se demander si plusieurs enseignants ne sont pas en train de répondre par la violence à d’autres violences qu’ils doivent de plus en plus encaisser (manque de ressources, classes surpeuplées, modification de programmes, contrôles administratifs, déshumanisation de leurs conditions de travail et dévalorisation de leur profession?
La violence discriminatoire
Le droit à la différence sans préjudice est pratiquement inexistant dans le milieu scolaire. L’élève doit s’adapter à l’école alors que l’inverse semble relever davantage de la fiction. Si différence il y a, elle sera prise en charge par des mécanismes de régulation sociale afin d’essayer de la supprimer.
L’étiquetage social viserait à offrir une aide intensive et adaptée aux élèves en difficulté. Une gamme d’étiquettes existe pour faciliter l’entrée d’un jeune dans cette voie : mésadaptés socio-affectifs, troubles graves d’apprentissage, troubles de la conduite et du comportement, etc., en vue de son admission dans des classes « spéciales » : d’intégration, de récupération, d’adaptation, de cheminement particulier, etc.
Une fois qu’un élève se retrouve dans la filière de l’inadaptation c’est généralement pour y demeurer jusqu’à sa sortie de l’école. Cette voie finit par servir de salle d’attente en attendant que ces jeunes quittent l’école sans diplôme. L’étiquetage négatif est porteur à la fois de stigmatisation et de révolte. Au Québec, environ 100 000 jeunes (10% des effectifs) sont classés dans cette galère et près de 40$ décrochent avant d’obtenir un diplôme d’études secondaires (Baulu, 1985; Conseil canadien de développement social, 1991). Devons-nous attendre qu’une majorité d’élèves soient jugés inadaptés ou décrocheurs pour s’interroger sur la pertinence du système actuel? Un comportement déviant n’est pas automatiquement synonyme d’inadaptation, il peut signifier une manifestation de liberté face à une organisation scolaire peu respectueuse de la personne (Boudon 1977). L’école ne paraît pas respecter ce droit fondamental à la différence pour les jeunes qui n’adhèrent pas à ses normes dominantes. L’école a également besoin de structures d’encadrement parallèle à son organisation (police, ressources communautaires, agences sociales) pour camoufler ses échecs et son incapacité à intégrer tous les élèves (Etzioni, 1971; Muel-Dreyfus, 1980).
Toutefois, les risques de prise en charge par ces structures sont plus élevés quand l’enfant provient d’un milieu modeste :
« Il importe de se rappeler qu’à l’exception de quelques cas de malchance individuelle les groupes sociaux les plus élevés réussissent à soustraire leurs enfants à l’action des mécanismes institutionnels de la réaction sociale et, par conséquent, aux effets de leur stigmatisation sur leur statut social ». (Mossé, 1985 : 169).
Les violences quotidiennes
Les données et les questions de ce chapitre proviennent d’observations effectuées dans plusieurs écoles primaires et secondaires du Québec (Hébert 1991).
L’enfance constitue une période de croissance physique. Le fait de maintenir des jeunes assis sur une chaise de bois cinq heures par jour ne constitue-t-il pas une forme de violence, à un moment où le corps nécessite de bouger parce qu’il déborde d’énergie? Un élève doit demander, en tout temps, la permission pour se lever. Les raisons invoquées doivent être jugées assez sérieuses par le professeur : aiguiser un crayon, contrôle vésical, etc. L’élève apprend que la consigne du silence règne en classe. Seul le professeur est autorisé à donner la parole et chacun doit se conformer à ses directives peu importe leur bien fondé.
Plusieurs salons de professeurs se transforment régulièrement en lieu de railleries et de dénigrement s’effectuant sur le compte des élèves ou leur famille (violence verbale).
Pourquoi des élèves doivent-ils attendre en rang et en silence à l’extérieur sous un soleil de plomb ou un froid glacial avant de pouvoir entrer dans une école?
Dans certaines écoles pratiquement aucune fille ne portent de jupes ou de robes, détrompez-vous il ne s’agit pas d’une mode (harcèlement sexuel). Dans d’autres établissements certains espaces (corridors, toilettes, aires de cantine) ne sont accessibles informellement qu’à certains groupes. S’agit-il de discrimination raciale ou de regroupement pour se protéger? La température à l’intérieur de certaines écoles fait en sorte qu’elles ressemblent davantage à des glacières ou des saunas (agression par la chaleur ou le froid). Le niveau de décibels dans certaines cantines est si élevé qu’il est pratiquement impossible de converser sans crier (agression par le bruit). Certains parents exigent des professeurs que leurs enfants reçoivent plus de devoirs et de leçons de manière à les occuper plusieurs heures par soir sur semaine (agression par saturation) : « …en période de récession, l’école doit devenir ultraperformante sur le plan cognitif, on parle alors d’excellence à tout prix » (Careau, 1992 : 8).
Les compressions budgétaires dans l’éducation entraînent également des effets pervers dont il faudra évaluer les impacts sur l’angle du respect des êtres humains. Par exemple, la fermeture d’écoles de quartier entraîne des élèves à voyager sur des distances de plus en plus longues, qui peuvent totaliser de trois à quatre heures de transport scolaire par jour. Plusieurs élèves sont maintenant entassés par groupes de trois sur des banquettes d’autobus normalement construites pour accueillir deux personnes. En mai dernier, au Colloque des enseignantes et enseignants du Nouveau-Brunswick, une intervenante scolaire faisait remarquer que les élèves les plus perturbés se retrouvaient fréquemment parmi ceux ayant à subir ces parcours inhumains. Pendant que des élèves sont rapidement à la maison pour accomplir leurs devoirs et se détendre, d’autres sont encore à subir les contrecoups des routes cahoteuses et le tumulte du transport en commun.
Le milieu scolaire peut devenir une source de stress et de conflit pour plusieurs élèves. La fuite ou la lutte constitueraient deux réactions de survie pour préserver sa santé physique et mentale et prendre un peu de pouvoir dans un environnement stressant (Laborit, 1989). La fuite du milieu scolaire pourrait correspondre aux comportements de retrait (fugue, absentéisme, décrochage, flânage, paresse intellectuelle, etc.) Les comportements de lutte pourraient correspondre aux conduites violentes (vandalisme, agressions verbales et/ou physiques sur le personnel ou des élèves).
La violence sociale
La manifestation de violences au sein d’une organisation sociale doit être analysée à l’intérieur des enjeux et des rapports sociaux qui en émergent si nous voulons en comprendre la signification (Tourraine, 1978). La violence sociale début principalement dans le champ socio-culturel, par l’intermédiaire de l’école où prédomine une logique de dualité :
« Il y a une école où la sélection se fait dès l’entrée et une école où l’on essaie tant bien que mal de préparer les moins favorisés à exercer un métier socialement peu valorisé » (Versele et Van Haecht, 1975 : 316).
L’accès à une scolarité gratuite et obligatoire pour tous ne garantit aucunement l’égalité des chances. Un gouvernement qui prétend offrir à tous les jeunes les mêmes conditions de départ se donne davantage bonne conscience pour dissimuler les inégalités sociales :
« Et si le gouvernement faisait tout ce qui est en son pouvoir pour en venir à bout, soit par l’éducation, soit par la législation, nul ne pourrait critiquer les différences de fortune qui subsisteraient » (Rosanvallon, 1981 : 90).
Le conseil supérieur de l’éducation (1984 : 23) allait jusqu’à questionner notre système social dans ses choix et ses finalités pour expliquer la violence à l’école :
« Elle (l’école) n’a pas de pouvoir, par exemple, de refaire le contrat social pour modifier les rapports économiques et sociaux qui sont à l’origine de cette violence ».
Les taux record (30,0 et 38,0%) de jeunes décrocheurs scolaires enregistrés respectivement au Canada et au Québec constituent un autre exemple qui doit être replacé à l’intérieur des rapports sociaux. Le décrochage scolaire est étroitement relié aux conditions de vie défavorisées et précaires au plan socio-économique : logement, nourriture, vêtement, loisir, etc… Un jeune issu d’un milieu pauvre risque plus fortement de se retrouver dans les rangs des décrocheurs (Conseil de Développement social, 1991). Au Québec, plusieurs jeunes n’arrivent pas à l’école dans des conditions favorables pour apprendre de nouvelles connaissances. Un jeune québécois sur quatre vit sous le seuil de la pauvreté (Jannard, 1989; Roy, 1987).
L’Éducation n’égale plus automatiquement l’accès à un travail décent. N’exerçons-nous pas une violence (tromperie) lorsque nous entretenons ce mythe auprès de la jeunesse? Notre système économiques privilégie les actions à court terme, ce qui ne peut qu’augmenter les taux de chômage et les fermetures d’entreprises (Gallo, 1989).
Il nous faudra repenser nos choix de société, car l’exclusion constitue probablement l’une des plus grandes formes de violence. Le nouvel ordre social départage dorénavant les citoyens entre les gagnants et les perdants (Rosanvallon, 1981). À ce jeu, il y aura plus de perdants que de gagnants, à moins de changer les règles. Les perdants d’aujourd’hui accepteront encore difficilement de se résigner totalement et inconditionnellement à une destinée qui leur est imposée par une minorité gagnante. L’impuissance génère la violence (Albee, 1983). La violence des jeunes à l’école n’est peut-être en ce sens que la pointe de l’iceberg (une réponse) à d’autres violences.
Conclusion
Cet article n’a pas la prétention d’avoir tout cerné à l’intérieur du système d’éducation concernant la violence. Il a cherché à montrer qu’un phénomène particulier (les conduites violentes des élèves) doit être interprété à l’intérieur des rapports sociaux afin d’en comprendre les significations et les enjeux.
Notre analyse avance qu’il serait pratiquement impossible d’éliminer la violence mais tout au plus d’essayer de la socialiser. Cette position soulève le défi de mettre sur pied des actions sociales permettant aux adultes de demain d’orienter la violence dans des voies positives, à l’intérieur de contextes démocratiques, où chacun pourra accéder à des formes légitimes de pouvoir. L’École devrait être un milieu de vie démocratique facilitant les expériences de partage du pouvoir et non d’abus. Un milieu où les mots se transforment en Action.
En terminant une question de fond nécessite d’être posée aux professionnels de l’éducation veulent-ils se faire les complices de ces violences cachées ou les alliés de ceux qui les subissent?