Écrit par Laurence Guénette
Les femmes ont participé à de nombreux mouvements de résistance et d’émancipation de tous genres. Leur rôle dans la lutte a varié selon l’époque et le contexte, mais a rarement été reconnu à la mesure de son importance. Même dans les milieux militants dont l’on pourrait attendre une compréhension radicale de l’oppression qui puisse inclure le féminisme, l’effort des femmes pour revendiquer un espace de lutte féministe ou une reconnaissance de leur contribution est constant. Au plan des grands personnages ou des théories des approches nonviolentes, l’accaparement masculin est manifeste : de Thoreau à Gandhi, en passant par Luther King et César Chavez ou des intellectuels comme Gene Sharp et Jean-Marie Muller, cet univers en apparence masculin ne rend pas compte de l’activisme des femmes dans l’histoire des luttes radicales !
Tous les hommes qui ont résisté étaient dans une situation d’oppression ; Gandhi comme Indien sous la domination coloniale britannique ; Luther King (afro-américain) et César Chavez (communauté Chicana) comme membres de groupes ethniques persécutés aux États-Unis. Mais leur identité d’hommes fait en même temps d’eux des membres d’un groupe oppresseur. L’analyse féministe apparaît comme une contribution incontournable aux stratégies de lutte nonviolentes et propose une radicalité qui ne peut qu’encourager la vraie nonviolence. Comme la grève étudiante qui en a le potentiel, tout mouvement social radical, honnête et cohérent, peut et devrait être l’occasion pour les militant-E-s, hommes comme femmes, de se familiariser avec le féminisme ou d’approfondir l’analyse féministe de la lutte.
« L’acte premier de désobéissance des femmes féministes réside dans le simple fait de se réunir pour s’organiser contre l’oppression patriarcale. Cela brise certainement une loi non-écrite ; les femmes ne sont pas sensées se réunir de cette façon et parler ouvertement entre elles de l’oppression vécue par les femmes aux mains des hommes. » (Barbara Deming, féministe radicale nonviolente, 1982)
Une radicalité partagée
Le féminisme et la nonviolence se ressemblent par leur rejet catégorique de toute forme d’oppression; des guerres armées entre les pays jusqu’aux rapports de domination familiaux, la violence apparaît comme intolérable et appelle à la résistance. Une compréhension féministe radicale des structures d’oppression permet de voir que toutes ces violences sont inter reliées, de la même façon que la recherche d’une solution doit être généralisée et tenir compte de toutes les facettes de la violence, de la pauvreté au racisme en passant évidemment par le sexisme. Pour les féministes radicales, « les liens étroits entre le patriarcat, le capitalisme et l’État constituent le constat le plus pénétrant de tous. Ces bases d’oppressions suggèrent toutes que certains êtres humains sont plus importants et ont plus de valeur que d’autres; cette conception s’exprime dans les structures hiérarchiques qui caractérisent nos sociétés à tous les niveaux. » (Piecing it together).
Une telle vision, en s’intéressant aux racines mêmes de l’oppression, implique que la paix signifie beaucoup plus que l’absence de guerre! Il importe donc d’aspirer à l’éradication de toute forme d’oppression, et d’attaquer à leur source les causes de la violence. Comme la nonviolence, le féminisme radical rejette à la fois la violence, mais aussi la collusion et la complaisance qui poussent trop de gens à la tolérer. La conscience féministe appelle les femmes à agir, à se rendre visible et à travailler ouvertement à l’émancipation.
Le féminisme et la nonviolence défient l’autorité, une autorité qui use de violence et qui trop souvent est admise et légitimée par la majorité. Encore aujourd’hui, il arrive qu’un homme jouisse du monopole de la violence légitime envers « sa » femme; le voisinage ou l’entourage ont longtemps eu le réflexe de ne pas se mêler des violences conjugales, celles-ci appartenant à la vie privée…
Le même réflexe de non-intervention est évidemment transposable à l’échelle des relations entre les États, et bien sûr à la relation de l’État avec le peuple. Les féministes radicales constatent qu’à l’échelle de la vie familiale comme à celle de l’État, on suppose souvent que les opprimé-E-s ont tord. La femme violée ou violentée a peut-être fait quelque chose pour provoquer son sort… Les activistes ont probablement mérité la répression que leur a infligée l’État durant la manifestation… Il convient donc de briser les construits sociaux qui encouragent la tolérance, et de remettre sérieusement en question cette légitimation de la violence et de l’autorité qui nous pousse à traiter les victimes en fautifs et fautives.
En somme, la nonviolence radicale et le féminisme retrouvent des points communs dans les actions, les stratégies et les modes d’organisation qu’ils permettent de mettre en place. Tous deux valorisent en effet le partage des compétences et des savoirs, la décentralisation du pouvoir et de la prise de décision, la déconstruction des structures hiérarchiques dans les groupes affinitaires, etc. Nonviolence et féminisme rejettent les structures de domination du pouvoir, et cherchent à remplacer le pouvoir sur par le pouvoir partagé et émancipatoire. En autres mots, on en revient à l’empowerment, à la réappropriation du pouvoir de chacun et chacune, aussi bien dans les rapports interpersonnels quotidiens qu’au sein d’une lutte ou d’un mouvement de résistance. Les stratégies de lutte nonviolente se veulent véritablement inclusives et reconnaissent le pouvoir de tous et toutes à participer à une mobilisation contre l’oppression et la violence, rejetant le sexisme tout autant que le racisme et l’âgisme.
Virilité masculine et pacifisme féminin?
Les paragraphes précédents démontrent une harmonie théorique et pratique entre le féminisme radical et la nonviolence. Pourtant, il subsiste dans les milieux militants des conceptions « genrées » gravement nuisibles à une compréhension cohérente de la nonviolence, contre lesquelles le féminisme nous met heureusement en garde.
De l’avis de certaines féministes, de grands personnages nonviolents tels que Gandhi et Luther King ont eu tendance à valoriser la souffrance dans la lutte, comme si celle-ci garantissait l’efficacité ou démontrait la grandeur de la lutte, sa vertu et son courage. Pour les féministes nonviolentes, la souffrance n’est d’abord pas un gage d’efficacité dans la lutte. Mais surtout, une valorisation de la souffrance serait un réflexe machiste susceptible d’exercer un chantage sur le militant ou la militante. Glorifier la souffrance, même lorsqu’on est un militant nonviolent décidé à respecter l’intégrité de son adversaire, est en réalité un produit de la glorification de la violence elle-même. Le discours dominant, violent et masculiniste, fait de la violence un symbole de virilité et de courage véhiculé dans les médias, les livres d’histoire et la culture. Pourtant, « revêtir la violence du moindre prestige conduit à disqualifier la pensée susceptible de la contester » (Chloé Di Cinto). Le vrai courage ne réside ni en la souffrance, ni en la violence, mais bien dans la résistance responsable, l’engagement actif et inclusif contre l’oppression.
Un autre danger majeur du sexisme réside en la catégorisation de certaines attitudes comme étant naturelles chez les hommes ou chez les femmes, telles que la violence, la force, l’émotion et la faiblesse. Certaines actions féminines ou féministes en faveur de la paix, par exemple des actions antimilitaristes ou contre le nucléaire, ont pour effet de provoquer une pensée-réflexe chez de nombreuses personnes. La femme est alors associée de façon naturelle à la paix, à la douceur, à la maternité et à la recherche de sécurité. D’une part, cela réduit la reconnaissance de la femme comme activiste engagée dans la lutte radicale nonviolente, et du même coup contribue à faire perdurer la subordination des femmes aux hommes. D’autre part, cette vision de la « pacifiste naturelle » suggère implicitement que l’homme est un « violent » tout aussi naturel, peu responsable de ses pulsions et enclin à la violence par sa virilité.
Finalement, les émotions liées à la fragilité, si longtemps associées aux femmes et que les hommes sont souvent privés de vivre par une construction sociale machiste, sont encore difficiles à gérer dans le milieu militant. Même en luttant contre la violence et l’oppression, le réflexe d’associer la force aux hommes et la faiblesse physique et émotive aux femmes perdure. Une étudiante féministe participant à une mobilisation vers la fin des années 1990 témoignait de cette réalité, alors qu’elle avait fondu en larmes devant des militants masculins : « Derrière moi, un homme dit à un autre ‘Mais qu’est-ce qui lui prend ? Elle doit être menstruée !’ […] Ces mots annulaient tout le caractère politique de mes propos. Je n’ai pas le droit de pleurer. J’ai l’image d’une femme forte dans un milieu militant. Pleurer, c’est interdit aux personnes fortes, c’est réservé aux personnes faibles » (Témoignage recueilli dans Lacrymos de Francis Dupuis-Déri)
Féminisme radical et antimilitarisme
Le féminisme s’accorde aussi à la nonviolence dans le rejet du militarisme. Nos valeurs sociales tendent à nous apprendre que la femme a besoin de l’homme pour la protéger des autres hommes. Une armée de mâles doit donc protéger ses femmes et enfants des autres armées de mâles. C’est l’une des dynamiques qui fait que les femmes deviennent souvent la cible de la terreur, via le viol collectif ou la stérilisation forcée comme arme de guerre. Comme l’invasion d’un État par un autre, l’invasion simultanée du corps des femmes est un phénomène qui est pratiquement admis comme une conséquence « normale » de la guerre. Le militarisme et le patriarcat vont de paire, et exercent ensemble une oppression violente sur les peuples et sur les femmes en particulier.
L’approche nonviolente et le féminisme radical, pour des raisons complémentaires et cohérentes, ont donc une position fondamentalement antimilitariste. Les militaires le leur rendent bien ; les féministes n’y sont pas vraiment les bienvenues, ainsi que les homosexuels et les pacifistes, perçus en général comme des faibles, des peureux et des lâches. D’ailleurs, pour les féministes radicales, l’inclusion des femmes dans l’armée par soucis d’égalité des sexes n’est pas souhaitable et ne représente pas une victoire, puisque la femme est simplement intégrée à l’institution militaire comme mode d’oppression violente, patriarcale et autoritaire.
La lutte féministe n’est pas secondaire!
De nombreux mouvements de lutte contre l’oppression, armés ou nonviolents, manquent d’une perspective féministe pour peaufiner leur cohérence et leur radicalité. Un cas intéressant est celui du mouvement révolutionnaire anarchiste en Espagne, dans les années 1930. Une grande quantité de femmes anarchistes participait à la lutte, pourtant il fallu toujours que les féministes se rappellent à la lutte, notamment par des comités comme Mujeres Libres qui comptait plus de 20 000 membres. Elles critiquaient certains de leurs camarades masculins qui se contredisaient dans leurs valeurs profondes en omettant de considérer l’égalité des genres dans le mouvement révolutionnaire. Pour Frederica Montseny, anarchiste catalane, la révolution ne saurait fonctionner dans le pays sans fonctionner d’abord dans les foyers. «S’ils sont anarchistes, ils ne sont pas sincères; s’ils sont sincères, ils ne sont pas anarchistes! » disait-elle en parlant de certains révolutionnaires machistes et insensibles au féminisme.
De la même façon, si un mouvement qui se dit nonviolent omet de tenir compte des autres formes d’oppression et approches émancipatoires comme le féminisme, son analyse et ses actions souffriront d’une bien triste incohérence. Il arrive souvent que les principes féministes ou des groupes féministes soient admis dans une lutte. Pourtant, c’est parfois plus leur représentation en elle-même qui est tolérée et applaudie; l’application de ces principes provoquent souvent des réactions moins enthousiastes. Dès que les féministes poussent la rigueur d’un mouvement de lutte, elles dérangent un certain nombre de personnes qui s’empressent de dire que ce n’est pas le moment de diviser les troupes ou de soulever des enjeux secondaires tel que le féminisme. Les féministes radicales et les nonviolent-E-s, en principe, ne peuvent que s’opposer à une telle « priorisation » ou « hiérarchisation » des luttes : même un sentiment d’urgence dû à la conjoncture politique ne devrait pas être un raison de perdre de vue des principes aussi fondamentaux de rejet de l’oppression, ceux-là mêmes qui doivent motiver la mobilisation et le combat!
« Le mouvement féministe ne s’est pas défini expressément comme étant nonviolent. Néanmoins, en s’opposant aux institutions oppressives de domination, (…), en démontrant l’exemple de structures non-hiérarchiques, en formulant des principes et en définissant des visions d’harmonie et de libération, je suis convaincue que le féminisme est devenu en pratique la force la plus importante de la révolution non-violente » (Donna Warnock, féministe radicale.)
Action directe des mimes féministes : le mouvement étudiant rappelé à l’ordre!
Si la puissance du mouvement féministe au Québec a permis aux femmes de jouir d’une place plus importante que leurs consœurs du passé et d’ailleurs, il reste néanmoins beaucoup à faire. Des étudiantes se sentaient écrasées par des dynamiques machistes existant au sein du mouvement militant étudiant et savaient que la grève allait les confronter à cette oppression encore davantage. En novembre 2011, avant le déclenchement de la grève générale illimitée (GGI), des militantes créèrent donc le Comité femmes GGI, un espace non mixte et sécuritaire pour les femmes dans la grève. Le groupe en question réunit actuellement plus de 200 femmes, qui participent de près ou de loin à diverses actions.
En juin 2012, des militantes féministes apprirent que la CLASSE allait toucher un montant d’argent provenant des bénéfices du spectacle d’humour de la Coalition des Humoristes Indignés, formée dans la foulée de l’opposition à la Loi Spéciale imposée par le gouvernement Charest. Après avoir passé en revue les artistes formant la CHI (11 hommes et une femme), les militantes se sont rapidement rendu compte que non seulement tous les artistes n’étaient pas favorable à la lutte étudiante en cour, mais que plusieurs de ces humoristes fondaient depuis des années leur succès sur des blagues sexistes, racistes, classistes, homophobes, et j’en passe!
Il semblait que la CLASSE, sans avoir consulté ses membres, était prête à oublier un moment les principes féministes qui avaient été adoptés démocratiquement afin d’accepter les fonds amassés par la CHI. Certain-E-s militant-E-s acceptaient ce compromis risqué, invoquant un supposé impératif économique de même que la nécessité de ne pas diviser le mouvement avec des questions « secondaires » comme celle du féminisme; cette réaction allait d’ailleurs être reprise par certains des humoristes eux-mêmes, choqués par la prise de position des femmes du comité. Ainsi, le Comité femmes GGI décida de mettre en place une action directe et publique pour dénoncer ces contradictions.
Le 18 juin 2012, soir du spectacle, plusieurs mimes postées devant le théâtre St-Denis arboraient pancartes et bannières, distribuant au public des zines dénonçant le mauvais goût de certains humoristes et sensibilisant sur la question du féminisme dans l’humour et dans la CLASSE. Le choix du mime s’est imposé de soi. « Je sais pas vous, mais moi je suis pas mal tannée de me justifier constamment quand je fais une action. J’ai pas envie de perdre des énergies inutilement face à des mascus pendant celle-là. Je pense que ce serais cool de ne pas répondre aux gens. Eux j’m’en fou, j’veux m’attaquer à la CLASSE. Ils disent qu’ils sont féministes, alors ils sauront de quoi on parle. Pas besoin de leur expliquer.» (Marie Pagès, militante du comité femmes GGI)
Faire ce choix de ne pas répondre à la violence ou aux questionnements des personnes était en quelque sorte une façon de protester également. Les mimes s’adressaient d’abord à la CLASSE, qui connaissait leurs revendications et qui prétendait les partager. La figure du mime n’était pas seulement choisie afin de ne pas avoir à répondre à d’éventuels commentaires agressifs, mais aussi afin de montrer aux camarades de lutte qu’une fois encore, les revendications féministes n’étaient pas entendues. Fatiguées de répéter que ces principes fondamentaux ne devraient jamais être relayés au second plan, les femmes se sont elles-mêmes bâillonnées pour faire passer leur message.
À l’entrée du théâtre, les spectateurs et spectatrices qui lisaient avec curiosité les pancartes citant des blagues sexistes et profondément dégradantes devenaient soudain pantois, déçus et parfois outrés; plusieurs félicitèrent les mimes d’êtres présentes et d’effectuer ce rappel à l’ordre. Deux femmes qui avaient été déployées dans la salle afin d’assurer un feminist watch pendant le spectacle enregistrèrent le spectacle et rapportèrent des éléments de preuve du sexisme véhiculé par certains humoristes.
Plusieurs propos masculinistes furent repérés dans les médias ainsi que dans les médias sociaux, certains humoristes prirent plaisir à insulter les mimes féministes suite à l’action. Néanmoins, pour ses instigatrices, l’action fut qualifiée de grand succès. Elle se déroula dans la joie, et les réactions tant des membres de la CLASSE, qui s’excusèrent et réajustèrent leur attitude, que celle des passants, furent majoritairement positives. L’argent du spectacle bénéfice fut gelé en attendant que les membres de la CLASSE prennent une décision démocratique. L’action, ainsi que le spectacle de la CHI, furent l’objet d’une attention médiatique assez importante; ainsi l’importance du féminisme dans le mouvement étudiant fut rappelée publiquement, tout comme le problème de l’humour sexiste au Québec, qui fut soulevé quelques jours avant le festival Juste pour Rire.
« Être féministe et s’impliquer dans le mouvement étudiant comporte son lot de contradictions ; le mouvement étudiant, comme plusieurs mouvements sociaux, est marqué par le patriarcat de la société dans laquelle il s’inscrit. L’application de l’analyse féministe en son sein implique donc beaucoup de heurts. » (Des militantes féministes, Tout d’un coup, CLAC, hiver 2012)
Adopter des principes ne suffit pas; les appliquer demande un engagement profond! Comme dans de trop nombreux cas, cela dérange, et coûte souvent aux féministes les foudres ou les insultes de la population comme de certain-E-s militant-E-s. Mais encore aujourd’hui, les féministes, au sein des mouvements sociaux, doivent toujours rester alertes et prêtes à rappeler ces principes fondamentaux d’égalité qui devraient fonder toute lutte pour la justice sociale ou mouvement d’émancipation!
Pour lire plus sur cette action, voir le texte du Comité femmes GGI.