Trafiquer avec l’apartheid*

Écrit par Normand Beaudet

Très peu de gens questionnent le sérieux du droit de vote dans les démocraties nord américaines. Pourtant, ce n’est qu’un forum d’expression politique passager, bref et quand même assez indirect. Une fois le député élu sur des phrases qui ne verront la majeure partie du temps, jamais d’application; il a le mandat de décider à notre place pour quelques années.

Le vote n’a que peu d’impact sur les institutions qui nous entourent, qui sont pour la majorité à caractère économique. Dans le système nord américain basé sur l’équilibre de l’offre et la demande, la demande monétaire du consommateur est le feu vert à la production, par le fait même à l’offre. Le consommateur est donc ce pilier de la charpente économique. Il est le plus souvent influencé par la publicité, aveuglé par l’ignorance ou trompé par l’emballage du produit : mais il reste quand même tout à fait libre de prendre le produit ou de le laisser sur les tablettes. Compte tenu du caractère économique de notre mode de vie « consumériste », serions-nous justifiés de considérer la consommation comme un geste politique direct ?  Sortir 25,00$ pour payer un lainage d’origine sud-africaine ou des souliers de la compagnie Bata au lieu d’innombrables autres produits est un geste politique sérieux. Un geste de tous les jours avec des implications internationales graves.

Nous dépensons tous les jours pour acheter des objets de tous les genres, en ayant absolument aucune idée de leur provenance, de leur mode de production et des conditions dans lesquelles ils sont produits.  Est-ce qu’il existe un plus grand gage d’amour que le don d’une alliance en diamants 14 carats (1449,00$) à sa fiancée, quelques mois avant le mariage?  Certainement, surtout le jour où on apprend que cette pratique a été créée de toute pièce par De Beers Consolidated Mines Ltd d’Afrique du Sud, à qui  appartient le marché mondial du diamant. Les travailleurs noirs des mines de M. Harry Oppenheimer sont payés six fois moins que les Blancs. Ils sont affectés aux tâches les plus dangereuses. On compte dix accidents mortels par jour dans les mines sud-africaines qui emploient 9.5% de la population active du pays. On les case dans les « Hôtels pour célibataires » où ils sont logés par dizaines dans une seule pièce.  Ils vivent dans des conditions insalubres et sont éloignés de leur famille pour huit à dix mois par année.

Ce merveilleux gage d’amour se transforme en complicité avec des crimes contre l’humanité. La justice vous condamne de négligence criminelle si vous plaidez l’ignorance. Pourquoi la sentence serait-elle différente face à des Sud-Africains?

En réalité, si une puissante cour internationale existait, nous serions tous déclarés coupables de complicité aux : meurtres, pratiques esclavagistes, racisme violent, tortures et autres crimes commis outre-mer; par notre simple contribution monétaire désintéressée. Les infrastructures économiques et politiques sont simplement les bourreaux, ceux qui sont chargés des jobs sales pour satisfaire les besoins illimités des consommateurs.

Il serait difficile de trouver un meilleur exemple que l’Afrique  du Sud pour illustrer l’effet de notre consommation. Il et parfois difficile de comprendre comment, une minorité de 13% domine le reste de la population d’un pays par un racisme institutionnel.  Après 200 ans de bains de sang, la dictature raciale du « président » Pierre Botha refuse toujours aux Noirs des droits aussi fondamentaux que le vote, la liberté de circulation, d’expression, l’accès égal à l’éducation,  l’indexation des salaires….Les Blancs, pour des raisons brumeuses et absurdes, considèrent ces revendications comme des privilèges et non des droits. Deux facteurs expliquent d’une façon assez éloquente le maintien de cette situation. En premier lieu le soutien du système économique sud- africain par le marché international et deuxièmement le niveau de militarisation impressionnant de ce pays.

L’Afrique du Sud est une des puissances économiques de l’hémisphère sud. Sa dépendance économique sur le monde occidental est indéniable. Les statistiques démontrent que 60% de son produit national brut repose sur l’importation et l’exportation. L’exploitation minière, le  secteur  qui attire les capitaux étrangers, exporte 80% de sa production. Les riches dépôts de diamants, cuivre, nickel, uranium, zinc, platine, manganèse, étain et amiante combinés avec un approvisionnement constant en main d’oeuvre bon marché ne peuvent être mieux adaptés aux besoins des grandes sociétés. Des capitaux massifs sont nécessaires pour la modernisation et la mécanisation des équipements. Évidemment le marché sud africain ne  suffit pas pour consommer la production du pays; 73% de la population ayant un pouvoir d’achat inadéquat et le reste privilégié consomme des denrées de luxe importées.

La minorité qui règne doit bien sûr se protéger contre la subversion au sein de ses « unités de production », en quelque sorte se protéger contre le communisme noir. L’augmentation de 700% des dépenses militaires depuis 1968, qui ont maintenant atteint un montant de 2,56$ milliards US, exprime clairement cette priorité du gouvernement. Près de 14% des devises gagnées par l’exportation sont englouties dans les dépenses militaires, et les statistiques ne comptent pas la police et les agences de sécurité parfois aussi sophistiqués. L’armée blanche de 404 500 soldats ne se contente pas de garder les Noirs de son pays en place, elle les pourchasse en Zambie, en Angola, au Mozambique ou elle ne se gêne pas pour laisser les traces de sa violence. La Namibie est présentement détenue en « otage esclave » par 85 000 soldats sud-africains. Les ressources du pays sont présentement pillées par les corporations blanches d’Afrique du Sud. Une compagnie la Falcon Bridge a réussi un coup de maître en recouvrant, en 11 mois, 10$ millions en investissements. Ses mineurs de la mine d’Oamites en Namibie étaient payés 2% du salaire des centaines de mineurs canadiens qu’elle venait de licencier. L’Afrique du Sud est au 10e rang du marché mondial d’armements, depuis quelques années, sa collaboration directe avec Israël, au 7e rang du marché, rend soucieux les marchands de canons des pays industrialisés. Ces deux pays se partagent le marché des régimes de terreur un peu partout dans le monde et jouent le rôle de distributeurs officiels des armes « made in USA » dans ces pays. Leur coopération au niveau des arsenaux nucléaires en 1978 après un essai au-dessus des côtes sud-africaines leur a valu d’atteindre l’échelon des puissances nucléaires.

La dépendance évidente du système économique sud-africain par rapport à  l’extérieur a mené au lancement, dans les années 60, d’un appel international pour des sanctions économiques contre l’Afrique du Sud. A ce moment,  le Congrès national africain (ANC), et le Congrès africain des unions (SACTU) reconnus comme les organismes officiels les plus représentatifs de la population noire du pays par les Nations Unies, implorent la solidarité internationale contre l’apartheid. Même si toute déclaration en support de sanctions économiques en Afrique du Sud est passible de cinq ans de prison, Monseigneur Desmond Tutu, a comparé les investissements dans son paysà travers une politique nord-américaine «d’engagement constructif » au support économique de l’occident à Hitler lors de la montée du fascisme en Allemagne.

Presque tous acceptent que l’Afrique du Sud a un besoin urgent de changement. Ce changement doit s’effectuer en profondeur dans la répartition des droits sociaux, politiques et économiques. Le débat se situe surtout sur le genre de changement à envisager et la méthode à utiliser pour atteindre l’objectif désiré. Malheureusement pour une majorité ce changement est voulu « pourvu qu’il ne change pas trop ».

Les arrestations dans le pays sont massives. Des milliers de personnes sont détenues sans procès à tout moment en Afrique du Sud. Une centaine de personnes sont mortes en état d’arrestation. Ces morts sont rapportés comme des «suicides », «Chutes par les fenêtres », «déboulement des escaliers», « dommages au cerveau »· Amnistie internationale a documenté de multiples cas de torture. Dans le contexte, qui aurait le culot de demander aux Noirs de patienter encore une centaine d’années. Monseigneur Tutu déclarait récemment après avoir reçu son prix Nobel de la paix :

« En Afrique du Sud, j’ai découvert que celui qui se déclare en faveur d’une méthode de changement pacifique est un ange aux yeux bleus ; en autant qu’il élimine tous les moyens à sa disposition pour l’atteindre. »

Les investisseurs font face à un sérieux problème moral quand on leur parle de désinvestir d’un tel régime, source d’immenses profits. Les Noirs ne seront-ils pas ceux qui en souffriront le plus?

Dormez paisiblement messieurs, près du quart de la population noire est sans emplois; ceux- là peuvent difficilement souffrir plus.

En second lieu, vos investissements ne créent pas d’emplois pour les Noirs, ils en enlèvent. La robotisation des mines et la mécanisation agricole n’ont jamais favorisé  les travailleurs non qualifiés. Finalement les  Noirs travaillent à la base du système économique, l’industrie primaire, source des revenus sud-africains. Ils sont  indispensables à la survie de l’économie ; on ne peut en dire autant des cadres blancs,  parasites du travail des noirs.

L’argent n’a pas d’odeur, notre trafic de biens avec le régime sud-africain en est la preuve. En 1983, au Québec seulement, nous avons importé pour 53,4$ millions soit 25% du total des importations canadiennes.

En tête de liste en 1983 viennent les fruits frais, 1,5 $ millions en raisins secs importés par Weston Foods Bowes Ltd pour nos super marchés et magasins d’aliments naturels et 2,5 millions en cannes de pêches, abricots, poires, ananas, fruits mixtes, oranges et autres fruits. Ils sont disponibles aux Québécois sous les marques « sans nom  » :  Outspan oranges, fortune, DC, Kon Ti ki, York Farms, Gold Reel et Palanda.

Les exportations du Québec à l’Afrique du Sud représentent 16% du total canadien en 1983 évalué à 26,7 millions. Les exportations sont en réduction suite à une diminution de la demande de bois en Afrique du sud. Nous exportons des plastiques, des pièces de télécommunication, des légumes et des métaux d’alliage en majeure partie.

 

*Ce texte auquel nous avons apporté quelques corrections, adaptations mineures, est tiré de la publication Option Paix de 1986.