Les prisonniers Irakiens: Vision d’horreur

Écrit par Normand Beaudet

Au moment d’écrire cette note, la saga des photos de prisonniers irakiens bat son plein. Les média d’informations font présentement leurs choux gras de ces images à sensation. La machine à relations publiques du Pentagone est à plein régime et nous martèle que les événements sont isolés et que les quelques responsables de ces atrocités seront punis. Campagne électorale oblige.

Les photos nous montrent l’horreur et le monde entier s’indigne. Mais, encore une fois, pour comprendre, il est nécessaire de voir derrière l’écran de fumée.

Dans le cadre d’une mission militaire offensive où les soldats sont mis en situation de tuer avant de se faire tuer, la pratique du combat se distance de la théorie des règles de la guerre. C’est l’instinct de survie qui prend le dessus. En Irak, de nombreux militaires américains ont perdu la vie depuis la fin officielle de la guerre; une dizaine par semaine depuis quelque temps. On multiplie donc les arrestations de personnes qu’on soupçonne de connaître vraisemblablement les prochains agresseurs et les lieux des prochaines agressions. Pour le soldat américain, une seule information véridique recueillie peut sauver la vie à une dizaine de frères d’armes. Il s’agit donc de trouver la façon la plus efficace pour faire parler et tous les moyens deviennent bons. C’est une logique simple et très bien intégrée par tous les militaires. Dans un tel contexte l’éthique, la décence, la morale et le respect sont des soucis bien secondaires.

Nous ne sommes pas devant des cas isolés, nous sommes devant des pratiques qui datent de temps immémoriaux et qui ont fait leur preuves dans de nombreuses guerres. La «civilisation» des moyens guerriers est une notion très récente, à peine cent ans. Et encore ça n’a pas empêché de mettre au point d’innombrables engins de destruction massive (atomiques, biologiques et chimiques) qui ne font pas de distinction entre civils et combattants et massacrent les populations.

Depuis l’antiquité, les soldats sont conditionnés à l’obéissance aveugle aux ordres des supérieurs. Les officiers portent un glaive ou un revolver permettant d’exécuter sur le champ de bataille le soldat qui désobéit. Le conditionnement à l’obéissance est une « drill » que les soldats répètent ad nauseam durant de toute leur formation. Les plus conformistes et les plus endurcis du régiment sont triés sur le volet pour devenir les fantassins, la chair à canon qui confrontera l’ennemi sur le front, au corps à corps.

De ce nombre, une élite est identifiée et regroupée en une force spéciale qui aura pour mandat d’accomplir les tâches les plus périlleuses, au péril de leur vie, sans aucune hésitation et sans poser de questions. On se souviendra des initiations imposées aux membres du commando aéroporté canadien, les bérets mauves, maintenant démantelés et remplacés par une nouvelle unité spéciale. Ces gens sont formés pour ne faire qu’un, et toutes les épreuves sont bonnes pour s’assurer d’une allégeance parfaite de chacun au groupe. Les «push ups» le visage dans les excréments humains combiné à quelques actes quasi criminels dans les bars de la région imposeront une fidélité irréversible de chacun au groupe, «un esprit de corps» comme on dit dans l’armée (remarquez que ces méthodes sont très près de celles des gangs de rue). C’est ce qu’il faut pour générer une confiance mutuelle quasi infaillible en situation insoutenable. Nous sommes alors à quelques pas du véritable lavage de cerveau. N’oublions pas que ces gens des forces spéciales, en mission, sont parachutés derrière la ligne de front et doivent tuer pour ne pas se faire tuer, c’est leur métier. Ce n’est pas la place pour les égarements éthiques et les bons sentiments.

Une fois rendu sur le terrain, le conditionnement des troupes devient réflexe. Le dépaysement culturel, la peur au quotidien, les coups de feux incessant et la vue quotidienne de cadavres moulent le comportement des troupes. L’ennemi est progressivement déshumanisé lors des échanges entre militaires et surtout lors de missions. Difficile de ne pas citer ici le tristement célèbre criminel français Jacques Mesrine, décoré pour ses états d’arme lors de la guerre d’Algérie : «J’ai appris à ne plus respecter la vie… Devant une exécution, je restais indifférent. Dans la cave, des suspects subissaient des interrogatoires. Je vis ces hommes se faire torturer, gueuler leur haine pour la France, certains préférant crever que de parler. J’avais enterré au fond de mon coeur tout sentiment humain. La société s’était servie de ma violence intérieure et l’avait exploitée pour faire de moi
un bon soldat, un bon tueur. J’allais donc m’attaquer à elle et lui faire payer le prix de ce qu’elle avait détruit en moi.»

Bien naïfs ceux qui croient que les troupes américaines qui occupent présentement l’Irak ne sont pas happées par cet engrenage de la violence qui ne fera que s’intensifier avec le temps. Le refus de la Maison Blanche de reconnaître les droits des prisonniers afghans soupçonnés de faire partie d’Al Quaeda et emprisonnés à Guantanamo Bay est la trame de fonds de tels dérapages. Le recours à la force en situation de conflits internationaux est lié à des impératifs d’efficacité qui doivent assurer l’atteinte des objectifs militaires en minimisant les pertes chez les combattants. Qui sommes-nous pour imposer les moyens que doivent utiliser ceux qui risquent leur vie? C’est la logique des armées et de la guerre.

Accepter le recours à la force, c’est accepter de tuer pour obtenir un résultat politique. Si on accepte de former une armée, qui entraîne des soldats à tuer ou à bombarder pour atteindre un objectif, pourquoi s’indigner des moyens utilisés. La brutalité et la torture ne sont que des moyens un peu moins expéditifs que le meurtre pour atteindre une fin. Nous ne devons pas nous surprendre que certains combattants ne comprennent pas ce double langage : vous pouvez tuer, mais ne faites pas de mal?

Serait-ce que ces images de sévices sont associées à la douleur et qu’ils attisent notre culpabilité et risquent de rendre moralement insoutenable le maintien des objectifs politiques? Intéressant débat en perspective.