Deux poursuites n’effacent pas le noir Canada

Écrit par Delphine Abadie, co-auteure avec Alain Denealt et William Sacher du livre Noir Canada

Livre Noir CanadaCette société et Banro Corporation poursuivent les auteurs —Alain Deneault, William Sacher, Delphine Abadie — et leur éditeur Écosociété pour « diffamation », respectivement au Québec et en Ontario, à hauteur de 6 millions $ et 5 millions $. Cette prestation donnait suite à la nouvelle mise en demeure que recevaient quelques semaines plus tôt les artisans de Noir Canada les enjoignant de cesser de qualifier de poursuite-bâillon l’action en justice intentée par l’entreprise, sans quoi ils s’exposeraient à «davantage de dommages punitifs », ainsi qu’à « d’éventuelles rétractations, excuses publiques, ou actions réparatrices encore plus difficiles et embarrassantes ».

La veille à Toronto s’ouvrait la période de délibération de la Cour quant au caractère approprié ou non de la juridiction ontarienne pour entendre la poursuite intentée par Banro.

Si ces poursuites épuisent humainement et financièrement les défendeurs, elles ont aussi pour conséquence de faire oublier la teneur du propos de Noir Canada.

Alain Deneault, William Sacher et Delphine Abadie, auteurs de Noir Canada. (Photo: inconnu)

Alain Deneault, William Sacher et Delphine Abadie, auteurs de Noir Canada. (Photo: inconnu)

C’est en vertu de notre objet d’étude que notre liberté d’expression et de recherche se trouve brimée, en même temps que le droit du public à l’information.  Or, notre livre ne porte ni sur Barrick, ni sur Banro en exclusivité, loin s’en faut. Plutôt, fondé sur l’analyse de sources crédibles relayant une somme impressionnante d’informations que « nous ne prétendons pas (…) fonder au-delà des travaux qui les ont avancées », notre travail analyse l’hypothèse d’un système concerté proprement canadien d’exploitation de l’Afrique.

Et le livre en appelle à un examen démocratique des leviers de ce noir Canada, un Canada occulte et occulté par la presse.

En particulier, l’épargne des Canadiens, soit leurs actifs, leurs REER, leurs fonds communs de placement ou leurs fonds de pension sont massivement investis à la Bourse de Toronto.

À Toronto se trouvent cotées 60 % des sociétés minières du monde. En même temps que de la réputation de l’État de droit canadien, elles profitent là d’une des Bourse permissive et d’un « climat d’affaires » encensé par nombre de feuilles financières. Au TSX, se montrant la plus laxiste que les bourses américaines, les sociétés canadiennes présentes en Afrique ou ailleurs « ne sont pas tenu[e]s d’interpréter l’impact qu’auraient des contingences extérieures d’ordre social, économique et politique sur les opérations, sinon que dans la mesure où l’on peut s’attendre à ce que ces contingences extérieures sont susceptibles raisonnablement d’avoir et d’avoir eu une incidence directe sur leurs affaires et opérations ».  Les drames humains, les soulèvements populaires, les actions de destruction environnementale, les conflits armés sont relayées à la catégorie marchande de l’« externalité ».

Noir Canada. (Image: Couac)

Noir Canada. (Image: Couac)

Ces externalités ne sont pourtant pas inconnues du gouvernement canadien qui initiait en 2006 un processus de Tables rondes sur la responsabilité sociale des entreprises de l’industrie extractive. Les recommandations issues de cette initiative ne feront qu’inviter les sociétés à souscrire à l’extraterritorialité du droit canadien, alors que la seule proposition concrète — la création d’un poste d’ombudsman — n’a toujours pas été adoptée par le parlement.

Aux sociétés minières et pétrolières du monde, le Canada envoie le message suivant : elles ne seront jamais gênées légalement chez lui pour des méfaits qu’elles commettraient outremer.

Les Tables Rondes procèdent de la gouvernance, ce modèle d’organisation de la sphère publique voué à un avenir universel au sein des universités, des États, des relations internationales, etc. Calquée sur les théories manageuriales, la gouvernance trouve sa finalité dans l’efficacité organisationnelle du groupe. On la présente comme démocratique parce qu’elle fait participer plusieurs parties (entreprises, experts, universitaires, société civile, etc.), alors qu’elle cherche au contraire à écarter les points de vue qui seraient nuisibles à l’atteinte d’un consensus. Ceux qui s’aventureraient à contester les points discutés sont souvent mis au banc des parias alors que sont encensés les experts qui maintiennent le statu quo. Les dés sont pipés dès le départ par le déséquilibre de puissance des partis en présence.

C’est cette même disparité des forces que cherchent à occulter Barrick Gold et Banro en présentant les poursuites comme l’occasion de porter un différend devant un forum impartial, comme si les modalités pour accéder à la justice étaient les mêmes pour les artisans de Noir Canada et les sociétés minières ! Seulement pour la cause de Barrick, nous savons pour les avoir vus qu’au moins huit avocats se consacrent au dossier, alors même que le procès n’est pas encore entamé.

Manifestation contre la poursuite-bâillon. (Photo: Jacques Nadeau)

Manifestation contre la poursuite-bâillon. (Photo: Jacques Nadeau)

Non contents d’avoir déjà monopolisé beaucoup plus de journées que ce que l’on nous  laissait entrevoir, une troisième vague d’interrogatoires hors cour reprendra cette semaine.  Prévus par la procédure, la partie demanderesse prétend pouvoir les solliciter abondamment, tant qu’elle jugera n’avoir pas trouver matière à fonder ses allégués.

Cela est d’autant plus tentant que ses moyens semblent illimités. Et lorsque l’objet d’un différend est un livre, la matière à interrogation est infinie…