Accommodements et identités

Écrit par Jean Rousseau

Ma qualification pour parler d’accommodements me paraît être double. D’une part j’ai passé plus d’une quinzaine d’années de ma vie dans divers pays, onze en tout, où je répondais au qualificatif d’étranger. D’autre part, cela fait près de cinquante-cinq ans à ce jour que je suis marié à la même femme.

Même s’il n’y avait pas entre ma femme et moi de différences ethniques ou culturelles appréciables, cette vie à proximité l’un de l’autre ne s’est pas passée sans accommodements, raisonnables ou pas, de part et d’autre. Et nous ne discuterons pas aujourd’hui pour savoir qui a été le plus accommodant et le plus haïssable! Pour moi, le mot mariage évoque les mots connaissance et amour : connaissance, même si après cinquante-cinq ans je sais que je ne connaîtrai jamais ma femme ; ce serait l’enfermer dans l’idée que je me ferais d’elle. Quant au mot amour, je sais qu’il fait un peu « ringard », sauf si on est conscient qu’il implique des ratés et que l’on peut toujours se consoler en chantant : « Qu’il est difficile d’aimer..,Qu’il est difficile (bis) ».

Pourtant l’amour conjugal est libérateur. C’est lui qui nous a aidés, mon épouse et moi, à nous libérer de nos familles respectives. Non pas pour les rejeter, mais pour ne pas en être esclaves et pouvoir mieux les apprécier.

De même, le fait de vivre comme des étrangers nous a aidés à nous libérer de notre culture–ce qui, là encore, ne signifie pas la rejeter—et de nous transformer au contact d’autres cultures. Se pose la question de savoir si la culture–et la religion en fait partie—est un vernis extérieur suffisamment épais et rigide pour nous permettre de nous tenir debout ; ou si elle est un milieu de vie où nous pouvons nous bâtir de l’intérieur et devenir « libres » par rapport à elle? Notre identité est-elle trop insécurisée pour pouvoir se passer de balises ou de béquilles culturelles? Cherchons-nous à défendre au moindre coût une identité perdue dans un monde où le bombardement publicitaire a remplacé les citoyens par des consommateurs?

(Photo: auteur inconnu)

(Photo: auteur inconnu)

Être étranger, c’est accepter d’être « l’autre ». La reconnaissance de l’altérité, la constatation d’une faille radicale entre l’autre et nous, faille qui est celle de la différence, demande que nous nous laissions traverser par le mystère de l’autre. Mais c’est sans doute aussi la clé qui peut nous ouvrir à notre propre mystère, nous faire découvrir notre spécificité, loin de toute fusion culturelle. Il ne s’agit pas du tout de dévaloriser les valeurs culturelles qui font partie de notre identité. Mais elles n’en sont qu’une partie et, pour finalement être soi, nous avons à devenir « l’autre » vis-à-vis de nos divers groupes d’appartenance. Sinon nous risquerions de demeurer ceux que Georges Brassens appelait « les imbéciles heureux qui sont nés quelque part »!

Sans donner au mot spiritualité un sens religieux, nous avons un jour ou l’autre à faire le choix entre une « spiritualité grégaire » et ce que j’appellerais la »spiritualité de l’étranger » ; l’étranger étant celui qui sait que pour pouvoir être lui-même, il aura toujours, même chez lui, à être « l’autre ». C’est peut-être là la condition pour découvrir, n’en déplaise à Jean-Paul Sartre, que l’enfer, ce ne sont pas les autres ; même si la radio trop bruyante du voisin peut parfois être infernale, quelle que soit l’origine ethnique de son propriétaire.

L’hospitalité est une des valeurs qui fait partie de l’identité des populations de la plupart des pays du Sud de la planète. Une hospitalité dont j’ai été gratifié bien souvent et que je n’hésite pas à qualifier de déraisonnable ; car le repas offert est bien souvent prélevé sur de maigres réserves, sans savoir si elles seront suffisantes pour attendre la prochaine récolte. Les accommodements peuvent avoir à être faits aux dépens de nos avoirs et de nos modes de vie. Je ne pense pas qu’ils aient jamais à être faits aux dépens de ce que nous sommes en profondeur, aux dépens de nos valeurs, sauf parfois pour les remplacer par des valeurs plus hautes que « l’autre » peut nous amener à découvrir.